Le chef-d’œuvre de Kurosawa Akira, Ran, ressort chez Studiocanal dans une édition que l’on pourra qualifier de définitive. Film par Samir Ardjoum ; Bonus par Maxime Bauer.
Un seigneur vieillissant décide de partager son royaume pour ses trois fils. Si les deux plus vieux acceptent avec joie, le plus jeune prédit qu’ils se battront l’un contre l’autre pour récupérer plus de territoire…
L’auteur, Kurosawa Akira. Inutile de le présenter ou bien dire tout simplement qu’il fut le cinéma, à savoir qu’il utilisait cet art pour cerner les dysfonctionnements d’une société en état de crise et qui ne change pas d’un iota. De Rashomon (Lion d’Or à la Mostra de Venise, 1951) à Ran, en passant par Les 7 Samouraïs et Yojimbo, furetant du côté de Dersou Ouzala (Oscar du meilleur film étranger, 1976), de Dodeskaden ou bien Kagemusha (Palme d’Or au festival de Cannes, 1980), Kurosawa est considéré comme l’un des artistes les plus influents du cinéma, tous genres et toutes nationalités confondus. C’est un fait.
Comment donc aujourd’hui parler de Ran sans tomber dans les métaphores, sans utiliser la critique de cinéma pour écrire sur des aspects déjà vus ? En utilisant peut-être un plan parmi tant d’autres de ce film. En cernant la dramaturgie d’un cadre ? En revisitant la mise en propos d’un geste qui participerait à la compréhension narrative et donc des intentions du cinéaste, de l’humaniste que fut Kurosawa Akira.
D’abord l’histoire. Un canevas shakespearien. Un père et trois fils. L’époque ? Le milieu féodal situé dans un Japon du XVIème siècle. Une transmission qui doit s’effectuer. Oui mais qui choisir ? Ce sera l’ainé. Puis très vite le pouvoir, la quintessence de ce mot sacralisé, devient le fer de lance d’une rivalité entre le benjamin des garçons, l’aîné et le cadet. Puis entre le père et ses deux premiers rejetons. Enfin, un tout qui vient à point nommé pour emporter dans sa vague, une furie indestructible. La mort sera au rendez-vous car chacun des protagonistes ira jusqu’au bout de ses convictions. Nous sommes bel et bien dans une tragédie.
De tout cela, Kurosawa étale, étire, canalise un schéma narratif qui, dès le début, lent, progressif, verbal, se développe pour mieux arriver vers une conclusion rapide, violente, régressive et finalement mortuaire. On a dit que ce film puisait dans l’ambiance du Roi Lear, pièce de théâtre de Shakespeare et entrelacement de cœurs perdus. On l’a souvent dit, et il est vrai qu’on le voit.
Dans la nature, dans le bruissement des feuilles d’un arbre, dans un geste sublime et surtout dans ce montage magnifiquement subtil de Kurosawa. Il existe un déroulement qui donne un rythme où l’irrationnel balaie la raison d’où cette sensation de flottement, de cette petite bise qui effleure les sens du spectateur, le rassurant, l’emmenant vers un point afin de mieux le malmener. Dans chaque film de Kurosawa, il y a un instant, rarement pointé du doigt, pas souvent décrit, où le sens du récit prend un tournant sans pour autant annoncer une chute, juste que le degré de sentiment change avec légèreté. C’est ce découpage qui donne à Ran une puissance dans le fantasme. Une force suggérée mais jamais montrée.
D’où ce plan qui surgit dans les dix dernières minutes.
Que voyons-nous ? Des soldats dans une pièce, entourant une femme. Assise, attendant patiemment la chute. Deux des hommes présents sont importants. L’un se nomme Kurogane, il est le bras droit de Jiro, lui-même présent, et l’un des fils félons. La femme se nomme « Dame Kaede ». Elle a une histoire assez particulière. Mais ce qui se passe est de sa faute. Elle avoue son crime. Alors, il se passe quelque chose de violent et de sensuel à la fois. Jiro se met face à Kaede de manière à ce que nous ne la voyions plus tandis que Kurogane, d’un geste brutal et radical, tranche la tête de cette femme. Concis, sans fioriture, tout simplement beau.
Avec ce plan, Kurosawa pose un suspense quasi poétique. Il choisit de ne plus montrer. De souligner uniquement la fatalité de ce récit par le biais de Kaede. Elle est vouée à une mort certaine. Elle le savait depuis le début, depuis cette machination qu’elle monta de toute pièce. Kurosawa le savait. Nous-mêmes sentions cette destinée macabre. Pendant toute la durée du film, la mort était suspendue. Et pendant tout le film, les personnages jouent avec cette mort. Lorsque Kurogane tranche la tête, c’est la caméra qui nous malmène quitte à aller encore plus loin dans le sadisme de ne jamais nous montrer « frontalement » l’implacable jugement de cette mort.
Kurosawa vomit ce trop-plein de pouvoir qui engendre un cul-de-sac entre les hommes. Il choisit donc d’installer une lenteur quasi spirituelle dans son récit, de manière à apaiser le spectateur, puis de fil en aiguille, l’interpelle sur certains faits et gestes de ses personnages, faisant office d’intermédiaire entre ce qu’ils font et ce qu’ils cachent réellement dans leur cœur. Et ce plan, comme dans les dernières séquences, est le résultat d’un éloignement du cœur, de la raison et de la victoire de la « tête », du paraître, de la folie. D’un visage assombri par l’échec de l’humanisme.
De ce point de vue, Ran est un film sur le cœur. Sur la discrétion. Sur ce silence qui en dit plus qu’un verbe. Sur le cinéma en somme.
Le coffret 40ème anniversaire
Pour les 40 ans du film, Studiocanal nous a concoctés un coffret impressionnant, riche en contenu. Le film est disponible en Blu-ray et Blu-ray 4k UHD, versions auxquelles s’ajoutent un disque Blu-ray de bonus, le CD de bande-originale, un livret de 100 pages et 2 posters. Les modules vidéo proviennent de différentes anciennes éditions, de 2002 à 2015, année de la restauration 4k par le laboratoire Eclair, rassemblant ainsi deux décennies de travail éditorial sur le film.
À propos du packaging : le coffret arbore de nouvelles illustrations couvrant toutes les facettes sur l’étui, le boîtier intérieur et le digipack, conçues par l’illustrateur américain Sterling Hundley. Si on a en tête les peintures que Kurosawa a lui-même réalisées, Hundley offre une variation graphique appréciable, de toute beauté. Un réel soin a été apporté pour proposer un coffret original et marquant. Même les disques sont sérigraphiés avec une illustration unique, différente selon la galette.
À propos du master : ce master est identique à la version UHD sortie en 2021. Là, le bât blesse : il est difficile d’être réellement impressionné par l’image que nous voyons, car elle manque clairement de densité, de détail, d’intensité, et surtout, les couleurs sont beaucoup trop vertes. A propos de la densité, il semblerait que le directeur de la photographie Ueda Shoji, consultant sur la restauration opérée par le laboratoire Eclair en 2015, ait expressément demandé à ce qu’elle ne soit pas trop marquée, pour selon ses dires, ressembler à la version de 1985. Toujours est-il que cette version UHD pâlit de la comparaison avec d’autres 4k du même type. En plus de cela, les sous-titres français manquent de qualité, utilisant des tournures de phrases très étranges. On imaginait plutôt retrouver la traduction de Catherine Cadou, interprète de Kurosawa, qui n’est clairement pas l’autrice de ces sous-titres… In fine, l’origine de ces choix de restauration pourraient être à l’initiative d’Ueda, qui dans les différents modules vidéo et en toute bonne foi, explique avoir essayé d’obtenir à nouveau le rendu de la copie 35 mm d’époque et de ce que désirait le maître.
Les bonus vidéo :
La restauration du film (2015, 9 min) : les agents du laboratoire Eclair décrivent les challenges auxquels ils ont été confrontés et nous énoncent les surprises que l’on peut rencontrer face à un film en 35mm qui n’est pas si âgé mais dont le négatif original a été beaucoup utilisé pour faire des copies, ce qui a pu l’endommager plus que prévu. C’est dans ce module que l’on prend conscience du rôle d’Ueda Shoji sur ce travail.
AK, making-of de Chris Marker (1985, 1h11). Puisque Ran a été une production impulsée par le français Serge Silberman, le making-of du film a pu être réalisé par le plus légendaire des documentaristes français. On reconnait tout à fait son style, via l’articulation des prises de vues de ses sujets avec des éléments plus graphiques (en l’occurrence, un téléviseur sur fond rouge qui projette les anciens films de Kurosawa ; en 1985, la vue de leurs images était probablement rarissime pour le spectateur moyen). Marker suit avec soin les acteurs et les figurants, et laisse à l’action décrite (c’est-à-dire la mise en place du plateau ou la répétition de Nakadai Tatsuya) le temps de se réaliser, et là surgit une certaine poésie. Il n’y pas de séquences entretien brut dans AK, Marker préférant rapporter les propos par une voix off calme sur les images de toute beauté de la plaine et du château, certes visitées par diverses voitures et autres engins modernes de la production. La masterisation HD de ce document s’avère réussie, le film ayant longtemps tourné en SD en DVD, notamment dans le coffret Planète Chris Marker paru chez Arte.
Akira Kurosawa, l’épopée et l’intime (module vidéo, 2009, 42 min). Diverses personnalités, pour la plupart collaborateurs sur Ran, partagent leurs souvenir du tournage et leur analyse de la méthode Kurosawa. Ully Pickardt, directeur de production auprès de Serge Silberman, détaille des faits très précis, du coût du film aux brouilles avec le réalisateur, ce qui ne manque pas de piquant et permet d’en savoir plus sur Kurosawa, et la façon dont il menait ses plateaux.
Akira Kurosawa par Catherine Cadou (module vidéo, 2002, 12 min). L’interprète attitrée de Kurosawa en Europe depuis Kagemusha nous raconte sa collaboration avec le maître, sa participation au tournage de Ran et précise l’exigence de Kurosawa, à des lieux de relever du caprice selon elle. Cette interview est passionnante et en révèle également beaucoup du réalisateur japonais sur et en dehors du plateau.
L’art des samouraïs : interview de Jean-Christophe Charbonnier (module vidéo, 2003, 41 min). Spécialiste de l’art guerrier japonais, auquel il a consacré un site internet et une galerie, cet entretien avec Charbonnier est riche en informations sur l’artisanat japonais, notamment concernant les armures et les sabres, auxquels s’ajoutent des réponses à propos du suicide par seppuku, si présent dans les chanbara eiga. Passionnant.
Entretien avec Ueda Shoji (module vidéo, 2015, 10 min). À l’occasion de la restauration par Eclair Groupe, le directeur de la photographie du film apporte son commentaire sur le film et sur la façon dont il a été tourné. La méthode Kurosawa, celle qui consiste à attendre que la météo voulue survienne, y est décrite, et on se rend compte de la valeur artistique de cinéastes comme Kurosawa, de leur jusqu’au-boutisme.
Entretien avec Harada Mieko (module vidéo, 2015, 20 min). L’interprète de Kaede permet d’obtenir le versant acteur/actrice de l’envers du film. Et il y évoque ainsi comment elle a été choisie, les exigences qui lui étaient demandées (se raser les sourcils), comment porter les costumes confectionnés par Wada Emi… Elle rapporte aussi une part de l’expérience de Nakadai, qui s’est par exemple entraîné à l’équitation entre Kagemusha et Ran. Kurosawa ne négligeait pas le jeu d’acteur malgré la puissance de ces compositions, et ce module se révèle également fort intéressant.
Entretien avec Michael Brooke, journaliste (module vidéo, années 2010-20). Spécialiste des films adaptés de Shakespeare, Brooke revient brièvement mais exhaustivement sur l’avant-Ran chez Kurosawa, sa situation personnelle et sa rencontre avec des producteurs occidentaux. Dans son analyse, il souligne un point intéressant ; l’écart entre Lady Macbeth, considérée comme sournoise, et sa variante ranesque, Kaede, qui trompe son beau-frère en se faisant passer pour une femme japonaise soumise et qui ne cessera de retourner cet aperçu tout au long du film.
Présentation du film au Tokyo International Film Festival 2015 (module vidéo, 2015, 15 min). Les acteurs et les collaborateurs du réalisateur sont réunis après la projection pour partager leurs souvenirs. Sans doute un module peu indispensable, mais comme la rencontre avec les vedettes d’un film lors d’un festival, cela fait son petit effet, puisque leurs interventions permettent un peu de connaître leur tournage comme si on y avait été.
The Samurai de Bernard Guerrini (2000, 52 minutes). Documentaire TV produit pour La Cinquième, au style un brin désuet, ce film parcourt de manière introductive les notions essentielles relatives à l’étude des samouraïs (le bushido, le shogun, les guerres seigneuriales, etc). Il vaut le détour pour son aspect « capsule temporelle », mais ne présente pas de rapport direct avec Ran, là où, par exemple, Jean-Christophe Charbonnier était interrogé sur l’armement des personnages du film.
Le livret de 100 pages : le coffret Studiocanal étant à l’origine prévu pour le marché britannique, ce livret adapte des textes de commentateurs anglo-saxons. Toujours est-il que ce sont des écrits de qualité, qui brassent énormément d’informations sur la carrière de « l’empereur » et la production de Ran. C’est en cela que ce coffret 40ème anniversaire est assez ultime : entre les bonus vidéo et les textes du livret l’accompagnant, une certaine exhaustivité est de mise. Ajoutons à cela la qualité du papier (glacé) et la riche iconographie (notamment la fin du livret qui enchaine toutes les variantes des affiches du film), pour un plaisir de lecture supplémentaire.
Le CD de la bande-originale composée par Takemitsu Toru. Cette B.O. sophistiquée, qui fait corps avec la vision globale du réalisateur sur son œuvre, est donc proposée sur son propre disque CD. Les éditions vidéos incluant le CD de la bande-originale de leur film figure parmi les plus méritantes, car la musique du film nous est proposée avec la meilleure qualité technique, et la possibilité de l’exporter facilement sur son téléphone.
Ran de Kurosawa Akira. Japon. 1985. Disponible en coffret 40ème anniversaire 4k UHD/Blu-ray chez Studiocanal le 23/07/2025.