Après une première diffusion confidentielle via le circuit (déjà désuet ?) des NFT, Chime, moyen-métrage horrifique de Kurosawa Kiyoshi est enfin rendu accessible en salles par le distributeur Art House.
Matsuoka (Yoshioka Mutsuo) est un professeur de cuisine française qui aspire à reprendre un restaurant plutôt que de poursuivre l’enseignement toute sa carrière. Son environnement professionnel autant que familial est froid, tendu et monocorde. Sa femme recycle inlassablement des sacs poubelles volumineux, son fils est mutique et évitant, et les cours de cuisine se déroulent dans une ambiance stricte et millimétrée. Un beau jour, un élève de Matsuoka explique entendre un son constant de « carillons » avant de se suicider brutalement devant ses camarades. Dès lors, Matsuoka sombre lui-même peu à peu dans la folie.
En optant pour un format plus court qu’à son habitude, Kurosawa retravaille certains leitmotivs que l’on lui connaît désormais tout en resserrant les enjeux de son récit. Le réalisateur de Kairo ou Avant que nous disparaissions a traité plusieurs fois la question de la place de l’humanité dans la machine néolibérale contemporaine et dans Chime, il s’attache particulièrement aux frictions qui entraînent le déraillement de celle-ci. Kurosawa insiste sur la métaphore en nous campant tout d’abord le monde ordonné de la cuisine professionnelle en plans fixes dans un décor exagérément aseptisé, grisâtre et géométrique où rien ne dépasse et où le monde extérieur n’existe virtuellement pas. La cuisine dans laquelle Matsuoka donne ses cours est même d’abord introduite par son système d’aération métallique et les bruits de soufflerie qui en découlent, ce qui accentue encore davantage la dimension industrielle du décor du film. C’est d’ailleurs un geste mécanique de découpage d’oignons qui amorce le premier déraillement, l’élève de Matsuoka suivant d’abord ses ordres ne s’arrête soudainement plus de trancher, tel un robot en dysfonction. Avant de se suicider, il explique être scindé en deux entre une partie humaine et une partie machine et cette tension irréconciliable ne cesse de se répéter dans le reste du film. Une élève refuse de se plier à sa mission de dépecer un poulet en exerçant son libre arbitre et Matsuoka la punit de mort en lui faisant prendre le rôle du produit à découper. Pourtant, Matsuoka pèche lui-même par excès d’orgueil (humain par excellence), lorsqu’il tente de tirer un profit personnel de la machine socio-économique qu’il subit en se mettant trop en avant lors d’un l’entretien d’embauche visant à le sortir de son statut d’enseignant. La machine n’épargne personne et vise à l’annihilation complète de toute humanité, que l’on s’y plie volontairement, ou que l’on s’y fasse ramener par les autres qui la maintiennent en place.
Le propos n’est certes pas forcément des plus novateurs, mais comme souvent, Kurosawa tire son épingle du jeu grâce à une mise en scène extrêmement maîtrisée et une gestion de la tension très efficace. Le son spécifiquement, sur lequel insiste d’ailleurs le titre, accompagne la descente aux enfers psychique de Matsuoka sans trop en rajouter, ce qui rend le malaise d’autant plus diffus et troublant. En simplement 45min, Kurosawa parvient à créer un crescendo d’angoisse progressive tenue et sans fioritures.
Toutefois, la facture NFT du projet initial prête à questionnement. Il existe des contradictions évidentes dans l’exploitation d’un système technologique à l’impact écologique démesurément néfaste utilisé pour développer un propos sur le néolibéralisme et le capitalisme nuisant à l’humanité. Il y a un aspect méta au fait d’avoir vu le projet se faire lui-même générer par une industrie privilégiant l’innovation aux conséquences humaines, qui peut pousser à étendre les enjeux présentés par Kurosawa à la production cinématographique… ou à amoindrir la portée de son discours.
Elie Gardel.
Chime de Kurosawa Kiyoshi. 2024. Japon. En salles le 28/05/2025