Darejan Omirbaev La Route

MUBI – La Route de Darezhan Omirbaev

Posté le 20 mars 2025 par

Prenons La Route de Darezhan Omirbaev, disponible sur MUBI, film d’apprentissage autant que réflexion sur la place de l’artiste dans le monde et ses rapports avec l’humanité. Une balade géographique et mentale dans la steppe kazakhe et dans le cerveau du cinéaste Amar Kobessov, alter ego d’Omirbaev.

Troisième long métrage de Darezhan Omirbaev, sélectionné dans la catégorie Un Certain Regard au Festival de Cannes en 2001, La Route est un voyage initiatique, une déambulation autant géographique que mentale. Celle du cinéaste Amir Kobessov (interprété par le réalisateur Djamshed Usmonov) qui quitte sa femme et son fils pour se rendre quelques jours au chevet de sa mère malade, dans son village natal. Lors de son périple en voiture, banal mais parsemé d’embûches cocasses, Amir se laisse aller à la rêverie et au souvenir, brouillant les frontières avec la réalité, ou pour être plus exact, la vie éveillée. Omirbaev est coutumier du procédé : tous ses films mettent sur le même plan, sans crier gare, les scènes d’éveil, de rêverie et de rêve. Pas de fondu au flou pour les séparer de manière artificielle et évidente. Ainsi, le spectateur (et Amir lui-même ?) ne sait plus très bien ce qui relève du fantasme, de l’invention et du songe. D’où le plan caractéristique d’Omirbaev, qu’on retrouve dans tous ses films : un homme allongé sur un lit, les yeux clos puis ouverts. Une posture qui permet, comme le cinéma, toutes les possibilités : penser, rêver, créer les images d’un univers particulier, voyager tout en restant physiquement statique. C’est plus qu’un processus de création, c’est un mode de vie. Il ne s’agit pas seulement de savoir si la phase d’éveil influence le rêve – ou l’inverse -, mais de vivre en conteur, en fabulateur, par delà les concepts de vérité et de mensonge. Enchanter le quotidien le plus fade, le plus terne ; (s’)inventer des histoires.

La Route évoque les plus grandes fictions : le voyage d’Ulysse, n’importe quel évangile d’apôtre, les aventures de Don Quichotte ou la recherche du temps perdu de Proust. Des fictions à la fois simplissimes et complexes sur notre capacité à ressasser les mêmes questions existentielles et à les parsemer de futilités égocentriques. Comme une synecdoque amère et ironique de l’humanité. Des récits fondateurs à deux titres : ils parlent de l’humanité au sens large (la vie pour tous) et au sens étroit (la vie pour chacun), notamment par des références à l’enfance (tout part de là) et l’apprentissage au quotidien, d’où l’aspect initiatique fondamental et inévitable : nous sommes toujours des enfants, plus ou moins expérimentés et savants, apprenant chaque jour à vivre. Amir, bien qu’adulte et père de famille, se comporte comme un enfant, de manière irresponsable et maladroite. En batifolant avec les femmes croisées sur son chemin ou en se prenant pour un artiste tout puissant, comme quand il refuse de couper la scène (dénudée mais tournée par une doublure) de son dernier film qui vaut à son actrice de se faire rejeter par sa famille. À la fin de son voyage, à quel point Amir, véritable Whilhelm Meister kazakh, aura-t-il gagné en expérience ? À quel point retournera-t-il vers sa femme et son fils en « homme nouveau » ? Et à son art cinématographique en cinéaste plus au clair avec ses idées et idéaux ?

Darezhan Omirbaev La Route

La Route est un film proustien qui mêle la vie personnelle d’Omirbaev (les scènes finales sont tournées dans son village natal) et sa vie d’artiste plus ou moins recréée selon des lieux communs : Amir cite les écrivains Dostoïevski et Akutagawa, deux figures tutélaires d’Omirbaev lui-même, tandis que dans une séquence de rêverie, il imagine trois montages différents d’une scène d’assassinat. Une référence explicite à son précédent film, Tueur à gages. Dans un autre rêve, Amir s’imagine à l’avant-première de son film. Après une introduction élogieuse, la catastrophe arrive. Le projectionniste diffuse par erreur un film de karaté, pour le plus grand plaisir du public qui refuse qu’on interrompe la projection. L’humiliation est totale. Omirbaev tournera une scène assez similaire vingt ans plus tard, dans Poet. Et bien sûr, La Route multiplie les références de mise en scène ou de thématiques, de Robert Bresson à Andrei Tarkovski, deux cinéastes plus qu’essentiels : des artisans et maîtres à penser pour Omirbaev. À la fin du film, on peut imaginer qu’Amir est assez mûr pour réaliser son Miroir à lui.

Après cette divagation intime sur la place de l’artiste dans le monde et ses relations avec le reste de l’humanité, Omirbaev réalisera Chouga, adaptation d’Anna Karénine, et L’Étudiant, adaptation de Crime et Châtiment, avant de revenir à une nouvelle réflexion sur la place de l’artiste dans le monde avec Poet, celle d’un poète confronté aux contingences politiques, au fétichisme de la marchandise et à la disparition progressive de l’écriture pour l’image. Un film, encore une fois, doux-amer et ironique.

La Route de Darezhan Omirbaev. 2001. Kazakhstan. Disponible sur MUBI.