Le cinéma birman était à l’honneur de la 31è édition du Festival international des cinémas d’Asie de Vesoul (FICA), avec la projection de près de 30 courts et longs métrages et l’organisation d’une table ronde avec les réalisateurs The Maw Naing et Maung Sun. Comment se porte le cinéma birman ?
La situation du cinéma birman est compliquée, soumise aux aléas politiques. Après une période relativement apaisée et démocratique dans les années 2010, la junte militaire a repris le pouvoir en février 2021, plongeant le pays dans la guerre civile. Parmi les films projetés au FICA, on trouvait Nargis, un film documentaire de The Maw Naing tourné clandestinement en 2008, pendant le régime militaire, des films tournés dans les années 2010, comme 14 Pommes de Midi Z, Money Has Four Legs de Maung Sun et une série de films d’animation produits par la Yangon Film School sur la parole de victimes du régime birman, avec pour thèmes la guerre civile, le racisme, le sexisme, le viol ou l’esclavage moderne. Des films éducatifs et de sensibilisation sur les droits humains. Il y avait enfin des films tournés après 2021 dont trois courts et un long métrage de Na Gyi, des chroniques de résistance armée en situation d’urgence, les yeux brodés d’exil, entre culpabilité, folie et désespoir. Et, en compétition, MA – Cry of Silence de The Maw Naing, un film prolétarien sur une grève d’usine, dans la filiation d’un certain cinéma de Shanghaï des années 30 ou des films de Lino Brocka.
Pour faire le point sur le cinéma birman, les réalisateurs The Maw Naing et Maung Sun ont répondu aux questions d’Aloys de la Faye, spécialiste du cinéma birman, Véronique Prost, ancienne programmatrice cinéma du Musée des arts asiatiques Guimet de Paris, et Patrick Campos, professeur à l’Institut du Film de l’Université des Philippines.
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Aloys de la Faye : Le cinéma birman a maintenant plus de 100 ans d’histoire. Il a commencé avec la période coloniale, et les Britanniques projetaient des films indiens. Le premier film birman était un documentaire, en 1919, il s’agissait du tournage des funérailles d’un activiste national anticolonialiste. Le premier film de fiction date de 1920, et après les années 30, une grande industrie s’est développée. Dans les années 1940, la Birmanie était le plus grand producteur de films en Asie du Sud-Est. Ma première question s’adresse aux réalisateurs présents : quelle relation entretenez-vous avec l’histoire du cinéma birman ? Comment cette histoire nourrit-elle vos films aujourd’hui ?
Maung Sun : C’est important de parler de l’histoire du cinéma birman car la Birmanie était censée organiser une grande célébration pour les 100 ans du cinéma birman, en 2020, qui a malheureusement été annulée en raison de la pandémie. Mon film Money Has Four Legs est sorti cette année-là. J’avais planifié la sortie de mon film pour les 100 ans du cinéma birman. Et l’année suivante, il y a eu le coup d’État militaire. Je plaisante toujours en disant que nous avons commencé le cinéma birman avec des funérailles. Et 100 ans plus tard, le cinéma birman est presque mort. Le cinéma birman a toujours essayé de copier les films étrangers à succès, comme une relation de maître à élève. C’est difficile d’être réalisateur parce que la Birmanie n’a connu que le cinéma commercial, il n’y a pas d’autre alternative. Le cinéma birman n’a pas beaucoup évolué ces 60 dernières années même s’il s’est lentement amélioré. Tout de même, ces 20 dernières années, grâce au numérique, en tant que réalisateur indépendant, on peut tourner des films à faible coût. Et une personne comme moi, sans expérience cinématographique, a pu tourné un film.
The Maw Naing : J’ai commencé à aller au cinéma avec ma famille. Mais ça doit faire 30 ans que je n’ai pas vu un film birman, je n’aime pas, ils sont ennuyeux et décevants. Le principal problème est que la Birmanie est contrôlée par le régime militaire depuis très longtemps. Chaque film doit obtenir une autorisation. La censure est très stricte. La plupart des films birmans sont des histoires d’amour et des comédies ennuyeuses. Dans les années 70, le cinéma birman était plus libre. À l’époque, il y avait plus de 300 films par an.
Patrick Campos : Les premiers films birmans que j’ai vus étaient des documentaires liés à la situation politique. Quand j’ai fait mes recherches vers 2016-2017, je me suis rendu compte que la production était énorme. J’ai visité des maisons de production et j’ai appris qu’il y avait tout un cinéma indépendant, que 200 films terminés attendaient d’être projetés sur grand écran. Ce n’est pas rien !
Maung Sun : En 2017, il y avait environ 200 films en attente de projection car il n’y avait que 100 cinémas et 200 écrans en Birmanie. Vers 2008-2009, il y avait 10 à 20 sorties de films par an. Après 2011, ça a progressivement augmenté. Avant la pandémie, il y avait environ 100 sorties de films par an. Donc les cinémas ne pouvaient pas projeter tous les films, ils privilégiaient les films commerciaux. En 2020, il y avait 300 films en attente pour 300 écrans et pendant la pandémie, tous les cinémas ont fermé. Après le coup d’État militaire, les cinémas sont restés fermés encore un an. Ils ont rouvert progressivement mais pas dans les zones rurales à cause des combats armés. Aujourd’hui, il y a 100 écrans dans les grandes villes. L’industrie ne produit presque pas de nouveaux films, ils puisent dans la liste des films prêts depuis 4-5 ans.
Aloys de la Faye : Étiez-vous nourris par les programmes que vous regardiez à la télévision quand vous étiez enfant ? Quels films étaient diffusés ? Des vieux films birmans ? Des films étrangers disponibles en DVD ou VHS ?
Maung Sun : J’ai grandi avec la télévision. Ma famille n’avait pas la télé, c’était un privilège de pouvoir la regarder. Il y avait une seule télé dans mon quartier, vers 1990, et tout le monde se réunissait dans un bâtiment public pour la regarder. Il n’y avait qu’une seule chaîne, MRTV, la chaîne gouvernementale, qui émettait à partir de 16h. En général, j’arrivais en fin d’après-midi. Les infos commençaient à 20h et il fallait regarder 2 heures de propagande avant la diffusion du film à 22h. À partir de 1992, la Birmanie est devenue une économie de marché ouverte. Des entreprises américaines sont arrivées, et avec elles le cinéma américain. Donc à l’époque, je voyais des vieux films birmans mais aussi beaucoup de films américains.
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La vocation de cinéaste
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Véronique Prost : Quand avez-vous su que vous vouliez faire du cinéma ?
The Maw Naing : Je ne viens pas de Yangon [anciennement Rangoun, la capitale du pays], je viens de la campagne proche de la frontière avec la Thaïlande. On avait un cinéma d’une cinquantaine de places qui passait des films indiens et hongkongais plutôt que des films birmans. C’était dans les années 80, j’avais une dizaine d’années. Quand je suis entré à l’université à Yangon, je me suis lassé de ce genre de films. J’allais à l’Institut français et à l’Institut Goethe. Chaque vendredi, je regardais des films de la Nouvelle Vague française. C’était tellement différent de ce que j’avais l’habitude de voir. C’est à ce moment que je me suis dit que j’aimerais faire du cinéma mais je ne savais pas comment ça s’apprenait exactement. J’ai commencé à écrire des poèmes et à peindre. Mes amis me disait de me rapprocher de réalisateurs birmans mais je ne n’aimais pas les films birmans donc à quoi bon ? A l’époque, je regardais des films européens. Bien plus tard, en 2005, un groupe de documentaristes allemands est venu en Birmanie et j’ai participé à leur atelier à l’Institut français. Il fallait faire attention parce qu’on n’avait pas le droit de filmer dans les lieux publics. Ensuite, je suis parti à la FAMU à Prague pour apprendre à réaliser des films.
Maung Sun : Mon premier choc est Predator que j’ai vu en VHS quand j’étais enfant. Quand le monstre cherche Arnold Schwarzenegger qui se couvre de boue… Je voulais regarder mais je n’osais pas, j’avais peur. Je n’ai jamais ressenti ça depuis. Maintenant je suis habitué aux films. Tout à l’heure je disais qu’on avait une seule télé dans mon quartier mais il y avait aussi un petit cinéma qui ouvrait chaque premier vendredi du mois. Je ne suis plus très sûr mais je crois que j’y ai vu Conan le Barbare. Bien plus tard, je suis devenu animateur pour enfants à Singapour parce que j’aimais raconter des histoires. En 2012, je suis revenu en Birmanie avec l’envie de faire du cinéma. J’ai commencé dans la publicité TV mais je ne savais pas du tout réaliser. Je n’avais pas de mentor, je ne savais même pas qu’il existait une scène indépendante, j’étais influencé par les films indiens, chinois et américains, des films commerciaux. J’ai participé à des ateliers de cinéma, j’essayais de me faire des contacts. Je suis devenu ami avec quelques personnes de l’industrie grand public qui galéraient aussi. J’ai été frappé par leur résilience parce que c’est difficile de survivre dans ce milieu. En 2016, l’organisation à but non lucratif MEMORY! a organisé un festival et un concours pour aider les cinéastes à écrire des scénarios. Je crois que le président du jury était Michel Hazanavicius, j’ai gagné le prix du meilleur script et ça m’a motivé pour devenir réalisateur.
Patrick Campos : The Maw Naing nous disait qu’il a commencé en 2005-2007. À cette époque, de nombreux documentaires étaient produits, y compris votre film Nargis, qui est assez fondamental. Pourriez-vous nous en dire plus sur cette période ? Vous avez dit que vous n’aviez pas le droit d’utiliser des caméras, mais beaucoup de documentaires étaient réalisés. Comment était-ce ? Était-ce effrayant ? Était-ce dangereux ? Et pourquoi les jeunes cinéastes se tournaient-ils vers le documentaire ? Encore aujourd’hui, le documentaire est un format très utilisé en Birmanie. Est-il juste de dire qu’entre 2005 et 2007 a débuté cette pratique du documentaire indépendant ?
The Maw Naing : Oui. Je parlais des documentaristes allemands qui sont venus en Birmanie. Ils tournaient dans des endroits non autorisés par le gouvernement, dans la jungle. C’était au tout début de la Yangon Film School. J’ai eu la chance de rejoindre leur atelier, je voulais apprendre à faire des films, pas forcément des documentaires. Je voulais plutôt réaliser des films adaptés de mes poèmes, aborder les choses de manière plus artistique. Mais les autres étudiants de la Yangon Film School se sont tournés vers le documentaire, sans doute pour montrer la réalité de la Birmanie. Chaque année, les documentaristes allemands revenaient et animaient leur atelier. C’est peut-être pour ça qu’il y a beaucoup de réalisateurs de documentaires birmans. En 2007, un cinéaste tchèque est venu animer un atelier mais sans focus sur le documentaire, c’était beaucoup plus libre, basé sur les idées des étudiants. Donc, il y a eu l’apparition de deux courants : un documentaire et un autre plus libre.
Patrick Campos : Je suis curieux, vous dites que vous n’aimez pas trop le documentaire mais votre premier film Nargis est un documentaire. C’était juste une première expérience et vous ne tournerez plus de documentaire ?
The Maw Naing : En 2008, avec un ami, nous avons réalisé un documentaire sur le cyclone Nargis, qui a causé la mort de nombreuses personnes. À l’origine, notre intention n’était pas de faire un film mais d’apporter de la nourriture et des vêtements pour soutenir les victimes. Mais l’armée bloquait la région et seules quelques aides avaient pu atteindre cette zone. À ce moment-là, j’ai discuté avec mes amis : nous devions filmer ce qui se passe réellement et montrer ces images aux gens. J’en ai parlé à la Yangon Film School et à mon professeur. Ils ont accepté qu’on utilise le matériel de l’école. On s’est séparé en plusieurs équipes réduites pour filmer à plusieurs endroits. Il y a eu des désaccords avec le reste de l’équipe qui voulait filmer surtout des témoignages de victimes, en mode informationnel, mais je voulais surtout montrer l’émotion, la souffrance et la détresse.
Maung Sun : En 2007, il y avait une sorte de révolution. J’étais jeune, je voulais m’impliquer dans le changement du pays. Alors j’ai manifesté. À ce moment-là, je pensais que le pays allait changer, car les moines étaient au pouvoir. Finalement, je suis parti travailler à Singapour. Quatre ans plus tard, j’ai décidé que je voulais être réalisateur. J’ai postulé à la Yangon Film School mais je n’ai pas été sélectionné. Cela m’a beaucoup déprimé. J’ai commencé à regarder beaucoup de films, j’ai commencé à comprendre le langage cinématographique. C’était une révélation, je pouvais analyser les films. Finalement, j’ai pu tourner mon premier film. J’ai tout appris sur le tas.
The Maw Naing : J’ai commencé par la poésie et l’art. La première fois que j’ai utilisé une caméra, c’était pour tourner une vidéo pour une installation. Mes connaissances étaient rudimentaires, si je voulais faire du cinéma, il fallait que j’apprenne la technique. J’ai participé à des ateliers de la Yangon Film School. Comme la Chine est un pays voisin, au début des années 2000, on pouvait acheter pour une bouchée de pain de nombreux DVD pirates, des films qu’on ne pouvait pas voir en Birmanie, des films étrangers primés dans les festivals internationaux. C’est un grand changement. On pouvait étudier les films par nous-mêmes. Après cela, j’ai pu continuer mes études à la FAMU en République tchèque.
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Tournage et censure en Birmanie
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The Maw Naing : Dans les années 2000, les cinéastes birmans devaient d’abord soumettre un scénario au comité de censure. S’ils obtiennent la permission, ils peuvent tourner mais doivent informer les autorités locales de chaque emplacement. Les tournages sont contrôlés par l’armée. Mais les gens ordinaires n’ont pas le droit de filmer dans la rue, c’est un crime. Certains de mes amis ont déjà été arrêtés. En général, quand on voulait faire un film, on se retrouvait dans un appartement ou dans des endroits reculés, des petits villages dans la jungle. À l’époque, les caméras sont perçues comme une menace par l’armée, c’est pour ça qu’elle contrôle tout.
Patrick Campos : Pour Nargis, vous avez tourné en secret ?
The Maw Naing : On ne pouvait pas avoir d’autorisation pour Nargis. On s’est fait passer pour des paysans de la région, on tournait en cachette. C’était complètement illégal. On n’avait même pas de perche pour tenir le micro, on utilisait du bambou. On cachait les caméras dans des sacs d’habits et de nourriture.
Aloys de la Faye : Comment les choses ont évolué à partir de 2011 avec la démocratisation. Est-ce que le changement a été soudain ? Tout le monde a-t-il réalisé qu’il était désormais possible de filmer plus librement ou a-t-il s’agit d’un processus progressif ?
The Maw Naing : En 2011, on était assez libre par rapport à avant. Et beaucoup de caméras bon marché ont fait leur apparition sur le marché, donc tout le monde pouvait facilement les utiliser. Jusqu’en 2020, c’était une bonne période pour la Birmanie. Il n’était plus nécessaire d’obtenir une permission pour les médias, les journaux, la musique et la littérature, nous étions libres, mais le gouvernement contrôlait le cinéma. il fallait toujours une autorisation pour tourner un film.
Maung Sun : Après 2010, le nouveau gouvernement pseudo-démocratique a pris le pouvoir et a beaucoup changé les choses. La première chose qu’ils ont faite a été de supprimer la censure. Et à cette époque, un autre événement se produisait dans le monde. Le Canon Mark II est apparu pour la première fois avec la capacité de vidéo HD à un prix raisonnable. Si vous êtes dans l’industrie du film et que vous avez vécu cette époque, vous savez que le Mark II était révolutionnaire. Il a permis à beaucoup de gens d’expérimenter avec la caméra. Aung San Suu Kyi a été libérée. C’était le signe que le pays changeait enfin. Les investissements affluaient, les télécoms étaient autorisées, l’internet devenait accessible à tous. Ils ont permis l’utilisation des téléphones mobiles, car un téléphone mobile était auparavant un produit contrôlé en Birmanie. Entre 2010 et 2013, beaucoup de choses ont rapidement changé. Et oui, la censure a été supprimée, même pour les films. Mais il y a eu des films d’horreur et des films érotiques et le gouvernement a rétabli la censure en 2015 ou 2016. On est retourné au point de départ.
Patrick Campos : Quand vous demandiez une autorisation pendant cette période, fallait-il fournir un scénario complet ou juste dire que vous alliez faire un film ?
The Maw Naing : Lorsque j’ai commencé à préparer mon premier long métrage en 2011, The Monk, je voulais une autorisation. Je voulais faire les choses clairement et de manière transparente. Donc j’ai fait une demande. À l’époque, j’étais sûr que le scénario serait rejeté. On a soumis un faux scénario, l’histoire d’un novice qui tombe amoureux. Ce qui est sûr, c’est que le comité de censure ne demandait pas le script complet mais un synopsis de quelques pages. On a tourné le film dans un village, il n’y avait aucun problème avec les autorités locales, on n’avait pas besoin d’utiliser le faux scénario. Mais parfois, les autorités demandaient à la police de venir vérifier le tournage, elle nous posait des questions sur pourquoi on filmait ci, pourquoi on filmait ça. On s’y était préparé et on expliquait qu’il s’agissait de scènes oniriques, pas la réalité. Pour mon deuxième film, MA – Cry of Silence, des membres du comité de censure nous suggéraient de changer des dialogues, de ne pas écrire qu’il s’agissait d’une grève d’usine pour se plaindre des salaires.
Patrick Campos : Quelle a été la réaction du gouvernement pour The Monk ? Le film est différent du script soumis aux autorités.
The Maw Naing : Il y a deux types d’autorisation : pour le script et pour la projection du film. Je n’avais pas l’intention de projeter le film en Birmanie donc je n’ai pas eu à soumettre le film à la censure. Mais le film a pu être vu par les Birmans sur Internet. Parfois, des bouddhistes fondamentalistes m’écrivent pour me menacer et me demander pourquoi faire honte aux Birmans ? En 2015, The Monk a été projeté au festival international de Singapour où vivent beaucoup de Birmans. Après la projection, la discussion avec le public a continué en dehors du cinéma et certains spectateurs étaient très énervés.
Patrick Campos : Et pour Money Has Four Legs ?
Maung Sun : En 2018, j’ai eu toutes les autorisations nécessaires pour tourner. Money Has Four Legs se moque du système de censure, c’était un test, un défi pour savoir jusqu’où on pouvait aller dans le discours critique. Si mon film avait été accepté, cela aurait pu changer la politique de censure. Mais bon, tout ne s’est pas passé comme prévu, il y a eu la pandémie, puis le coup d’État militaire.
Patrick Campos : Vous n’avez pu voir quelles étaient les réactions des autorités…
Maung Sun : Je pense que le film aurait été accepté, j’avais le soutien de beaucoup de gens de l’industrie grand public. Eux ne peuvent pas se permettre de jouer avec la censure parce qu’ils produisent des films à la chaîne. Ils ne veulent pas que leurs projets s’arrêtent d’un coup. Moi, je voulais sortir un seul film.
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Acteurs et industrie grand public
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Véronique Prost : J’aimerais que vous nous parliez de vos acteurs. Sont-ils des acteurs professionnels ou des gens que vous rencontrez et qui apprennent à jouer la comédie avec vous ? Quelle est votre relation avec eux ?
Maung Sun : Dans mon film, les personnages principaux ne sont pas des acteurs professionnels. notamment le protagoniste et sa femme qui ont eux-mêmes cinéastes, issus de la Yangon Film School. Ils m’aident sur le tournage plus qu’ils ne font les acteurs. Aussi, en tant que réalisateur indépendant, je dois tourner à moindre coût. J’ai fait appel à quelques acteurs de l’industrie mainstream mais juste pour quelques scènes, dans des seconds rôles.
The Maw Naing : Mes films se basent sur des histoires réelles, c’est autre chose que le cinéma grand public familial que je n’aime pas du tout. Je ne fais pas du divertissement où la plupart des histoires sont potaches et vulgaires, où il y a beaucoup de misogynie ou de discrimination contre les personnes LGBT. Je veux me libérer de tout ça, donc je tourne avec ma propre équipe. Je veux montrer que la production de films mainstream n’est pas de l’art, ce n’est pas du cinéma. Je recherche plutôt des acteurs non professionnels. Mes histoires sont simples, elles parlent de ce qui se passe en Birmanie. Après la pandémie, certains acteurs professionnels ont eu beaucoup de mal à survivre. Mon directeur de photographie en connaît quelques-uns et il m’a demandé d’en embaucher certains pour les soutenir. Dans MA – Cry of Silence, il y a deux ou trois acteurs professionnels du circuit mainstream mais tous les autres sont des non professionnels. Ce n’est pas que je n’aime pas les acteurs du mainstream, c’est que je déteste le système mainstream qui est contrôlé par la junte militaire.
Maung Sun : Quelques remarques. Je connais beaucoup de gens de l’industrie et même s’ils produisent des films médiocres, cela ne veut pas dire qu’ils sont eux-mêmes médiocres. Nous sommes les victimes de ce système établi depuis plus de 70 ans. Beaucoup de gens manquent d’éducation et d’ouverture sur le monde. Ce qui se passe dans l’industrie du film reflète ce qui se passe dans la société. Leurs vues discriminatoires, leurs opinions religieuses, leur nationalisme, tout cela est dû à l’idéologie de notre pays. C’est pourquoi le pays a besoin d’une révolution, et nous la vivons actuellement. Je ne suis pas sûr de la direction qu’elle prendra, mais le pays a toujours eu besoin d’une révolution. Mais je vois plus les gens comme faisant partie de notre société, de notre système, plutôt que comme des agresseurs.
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Cinéma de résistance
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Patrick Campos : C’est une excellente transition pour la dernière question. Vous nous avez parlé de l’industrie façonnée par la junte, et de votre propre cinéma, plus critique. Je reste fasciné par la quantité de films réalisés par des cinéastes anonymes qu’on peut voir sur Internet. Nous savons combien il est dangereux de réaliser des films et pourtant, il y a une production importante par des cinéastes dont on ne sait rien, qui luttent contre la junte militaire, qui documentent ce qui se passe, clandestinement, comme vous avez pu le faire avec Nargis. Pouvez-vous nous parler de ce cinéma de résistance, anonyme et collectif. Comment s’inscrit-il dans le cinéma birman ?
Maung Sun : Tout à l’heure, j’ai parlé du Canon Mark II. Il y a aussi les téléphones portables. Tout le monde a une caméra. Cela a permis aux personnes de la résistance de réaliser des films. La plupart des auteurs de ces films de résistance sont des cinéastes non professionnels. Pour la plupart, ils ne connaissent même pas le cinéma. Ils veulent simplement dire quelque chose au monde parce qu’ils sentent qu’ils doivent signaler que quelque chose se passe en Birmanie. Si on montre des images de violence et de lutte armée, alors les gens comprendront ce qui se passe en Birmanie et nous pourrons obtenir de l’aide. Mais ces images continuent d’apparaître, il y en a plein et elles ont tendance à se normaliser, elles sont moins frappantes, d’autant qu’il y a d’autres guerres dans le monde, en Ukraine, au Proche Orient. Mais ces images existent, et des Birmans, surtout dans les zones frontalières du pays, continuent de filmer. Ils se sentent obligés de continuer à faire des films. C’est une question existentielle : que faisons-nous en tant que cinéastes ? La plupart des gens répondent à cette question en réalisant des films de résistance, car sinon, comment vont-ils survivre en tant que cinéastes ? Leur vie doit avoir un sens, mais ils sont cinéastes. Certains cinéastes sont aussi des combattants, mais la plupart d’entre eux ne combattent pas.
Patrick Campos : The Maw Naing, comment voyez-vous ces films de résistance par rapport à ce que vous, vous filmez ?
The Maw Naing : Entre 2015 et 2020, la Ligue nationale pour la démocratie et le Bureau de censure contrôlaient le pays et la liberté de parole. Le cinéma mainstream a commencé à changer sa manière de raconter des histoires. Il y a eu des changements intéressants, des histoires plus sérieuses et j’en suis heureux. Mais en 2021, après le coup d’État militaire, la plupart des cinéastes et des acteurs ont quitté le pays pour la Thaïlande. Dès lors, ils ont complètement changé, ils n’écrivent plus d’histoires stupides, ils parlent de ce qui se passe, de la situation actuelle. Certains de ces films sont très puissants et très appréciés. C’est un changement total.
Marc L’Helgoualc’h
Table ronde sur le cinéma birman organisée le 16/02/2025 au Festival international des cinémas d’Asie de Vesoul.