L’Évaporation de l’homme est une œuvre trouble brouillant les pistes entre fiction et documentaire et réalisée par Imamura Shohei, qui poursuit son virage anthropologique amorcé avec La Femme insecte et Le Pornographe. Ce classique du cinéma japonais est à voir ou revoir pendant cette édition du Festival Kinotayo 2024.
La Femme insecte (1963) par sa froideur et la radicalité de son propos, avait placé Imamura Shohei à la marge au sein du studio Nikkatsu. Pour poursuivre son œuvre telle qu’il l’entend, Imamura décide donc de devenir indépendant en créant sa société de production Imamura Productions dont le premier projet sera Le Pornographe (1966). Ce film prolonge l’approche entomologiste initiée par Imamura et s’avère encore plus fou et provocateur que La Femme insecte dans son contenu. Cette indépendance va donc permettre au réalisateur d’être plus libre dans ses velléités thématiques et formelles, mais également de s’inscrire dans des projets plus modestes et espacés dans le temps puisqu’il passera l’essentiel des années 70 à travailler pour la télévision.
L’Évaporation de l’homme se présente comme un documentaire partant d’un terrible constat social : au Japon chaque année, près de 100 000 personnes disparaissent sans laisser de trace. Le film décide donc d’observer l’entourage familial et professionnel d’un de ces disparus afin de de décrypter le mystère l’ayant mené à s’évaporer ainsi dans la nature. Les premières minutes donnent dans ce que l’on est en droit d’attendre d’un documentaire classique creusant ce phénomène de disparition, notamment les maigres moyens légaux qu’ont les proches de retrouver l’absent. Peu à peu, la forme et la tonalité du film interpellent cependant. Le documentaire mélange un style sur le vif avec une approche étonnamment voyeuriste, tandis que le « journaliste » (Tsuyuguchi Shigeru) se met lui-même en scène interrogeant les différents protagonistes. Les questions sont froides, directes et impudiques tandis que les méthodes s’avèrent parfois très discutables, tel le filmage en caméra cachée de certains répondants dont le visage est grossièrement masqué. Il s’immisce cependant suffisamment bien dans l’intimité pour brosser un portrait peu reluisant et assez contradictoire du disparu Oshima Tadashi. On découvre un être médiocre, vaguement malhonnête, vanté ou dénigré tant dans son travail que son couple ou sa famille. Le point d’ancrage sera justement la fiancée abandonnée Yoshie (Hayakawa Yoshie) qui accompagne le journaliste dans ses pérégrinations et découvre les dessous peu reluisants de la vie de son futur époux. Parmi ceux-ci, par exemple, le fait qu’il rembourse de l’argent volé à son employeur, ou encore leur mariage qui fut retardé car il n’avait jamais totalement occulté de son esprit un ancien amour qui l’avait rejeté.
Plus le récit avance, plus le dispositif documentaire se fait manipulateur tout en révélant une vérité sourde qui dépasse la seule disparition d’Oshima. On bascule de la distance documentaire au fameux regard entomologiste d’Imamura scrutant de manière crue les travers humains ordinaires. Les vraies héroïnes du récit sont Yoshie et sa sœur aînée Sayako, dont le documentaire révèle un antagonisme existant depuis l’enfance et trouvant son point d’orgue avec la possible liaison qu’entretenait Sayako avec Oshima. On constate que c’est l’orientation du documentaire, les questions du journaliste et les situations initiées par lui qui ravivent toutes ces rancœurs enfouies. Plus ces éléments se révèlent, plus les codes filmiques du documentaire s’estompent pour clairement virer vers ceux de la fiction. A mi-parcours, le film prend très clairement un tour méta qui affirme la fictionnalisation du réel, ou bien serait-ce l’inverse ? Le rôle du journaliste et la manière dont les sentiments de Yoshie se reportent vers lui détournent à la fois le film et la protagoniste de sa quête initiale, tandis que les multiples artifices visuels et narratifs manipulant la tournure des évènements s’exposent au grand jour. Dans Le Pornographe ou La Femme insecte, la fiction servait une réalité étouffée sur la nature humaine tandis que L’Évaporation de l’homme questionne un supposé réel aisément malléable grâce aux simulacres de la fiction.
Ainsi les confrontations entre les sœurs revêtent une authentique douleur intime tout en se débarrassant totalement du naturalisme documentaire pour adopter un montage, une mise en scène et même un décor qui relève totalement de la fiction. La séquence où un lieu est démantelé pour révéler un studio de cinéma endosse une captivante veine cinématographique et théâtrale où Imamura use de la mise en scène, du simulacre, pour exposer une vérité. Une vérité non pas des faits, mais des sentiments. Le climax déplace la dispute des deux sœurs de la « scène » de fiction à la scène de vie en se déroulant dans la rue où Sayako aurait été vue avec Oshima, et où les autochtones affirment ou infirment sa culpabilité.
Son déni est tout aussi vrai que la suspicion de Yoshie plus encline à croire les accusateurs, ce qui en dit long. Le réalisme émotionnel est cependant détourné par une mise en scène qui ne se cache plus avec la présence de micro, de perches, de clap et de Imamura en personne se présentant comme le réalisateur de ce « film-fiction ». Les plus observateurs remarqueront aussi que toutes les scènes réunissant les sœurs (dont la ressemblance physique détournée par un cadrage, une coiffure ou un éclairage) sont filmées en champs contrechamps et que seule Hayakawa Yoshie (qui joue donc sous son propre nom) est créditée au générique. Dès lors, nous acceptons de perdre pied dans un fascinant objet expérimental aux vertigineux niveaux de lecture. Une œuvre brillante où il faudra malgré tout accepter de s’abandonner à l’approche austère d’Imamura, plus obligé de se rendre lisible hors du giron de la Nikkatsu.
Justin Kwedi.
L’Évaporation de l’homme d’Imamura Shohei. Japon. 1966. Projeté au Festival Kinotayo 2024.