Roboto Films sort un superbe coffret consacré aux films de fantômes produits au sein du studio Daiei. Revenons sur The Ghost of Yotsuya, adaptation signée Misumi Kenji de ce qui reste le plus célèbre des récits de fantômes japonais.
Samouraï sans maître, Iemon vit avec sa femme dans la pauvreté. Alors qu’un seigneur lui propose de divorcer pour le marier à sa fille, une machination diabolique se met en place.
The Ghost of Yotsuya est l’adaptation d’un des, si ce n’est du plus célèbre, contes de fantôme japonais. Il s’agit d’un « mythe » relativement récent puisqu’à l’origine, on trouve la pièce de théâtre kabuki Yotsuya kaidan, écrite en 1825 par Tsuruya Nanboku. Immense succès à l’époque, la pièce a depuis bénéficié d’une multitude d’adaptations cinématographiques. La première date de 1912 et depuis, les versions fidèles, les variations et inspirations ont été nombreuses. D’ailleurs le film de Misumi Kenji sort en 1959, en même temps que ce qui est considéré comme la meilleure version avec Tokaido Yotsuya Kaidan de Takagawa Nobuo.
L’une des raisons du triomphe de la pièce originale, lors de ses premières représentations, reposait sur le fait que l’auteur s’inspirait de faits divers réels de l’époque, connus des spectateurs. Tsuruya insère et revisite ainsi dans sa pièce le meurtre de deux serviteurs contre leur maître, ainsi que l’assassinat commis par un samouraï contre sa concubine et son amant, qui était un de ses domestiques. Cet ancrage réaliste imprègne grandement la première partie du film qui s’avère être un mélodrame féodal relativement classique. On observe ainsi les difficultés matérielles d’Iemon (Hasegawa Kazuo), samouraï sans maître et de son épouse Oiwa (Nakada Yasuko). L’adversité enferme le couple dans les archétypes de leur genre alors que la pureté de leurs sentiments mutuels est authentique. Tout à sa fierté virile, Iemon garde ses distances par honte de la situation dans laquelle il met Oiwa, cette dernière renforçant l’attitude de son époux par sa dévotion sans faille, d’autant plus humiliante pour lui. Il en résulte une absence de communication, des non-dits qui seront en partie les causes du drame à venir.
Une action plus téméraire qu’héroïque place Iemon dans les bonnes faveurs d’un seigneur qui, après l’avoir précédemment humilié, accepte de le marier à sa fille par caprice de celle-ci. Iemon reste fidèle à son épouse, mais les profiteurs gravitant autour de lui ont tout intérêt à briser son mariage et favoriser une nouvelle union lucrative pour eux. Le climat de violence, de tyrannie et de corruption de ce Japon féodal est ainsi révoltant, et n’autorise pas les sentiments nobles. Si l’argument fantastique n’intervient que dans la dernière partie, les éléments formels qui le permettront s’annoncent bien en amont. L’amour inconditionnel d’Oiwa pour son mari rejaillit sur la douceur émanant de son visage serein, de son port digne. Lorsque le venin de la jalousie s’immisce peu à peu en elle, cette beauté s’altère progressivement et, si ce sont les trahisons bien humaines qui l’enlaidiront et provoqueront sa mort, l’ultime transition vers la monstruosité relèvera du fantastique. Oiwa se mue en onryō, fantôme motivé par la vengeance.
Alors que l’amour d’Oiwa figeait toutes ses pensées vers son homme, son ressentiment va imprégner tel un poison l’esthétique de Misumi, ainsi que l’esprit de ses victimes. Dans la pièce originale, Iemon était complice de la mort de son épouse dont il souhaitait la disparition pour nourrir son ambition. Les changements du film de Misumi instaurent une fatalité et une tragédie rendant la tournure des évènements d’autant plus touchante. Dès lors, l’émotion se dispute à l’horreur particulièrement morbide et frontale dans cette version.
L’héritage du kabuki s’estompe à la vision du maquillage réellement monstrueux et purulent d’une Oiwa défigurée, suscitant un spasme de frayeur et de dégoût chez ceux croisant son regard. La puissance du fantôme repose sur la profondeur infinie de sa rancœur, et ses effets s’accentuent sur ceux nourrissant un sentiment de culpabilité à son égard. Misumi alterne entre la manifestation de proto jumpscares saisissants montrant la réalité s’altérer, et laisser surgir le visage d’Oiwa, sa main vengeresse dans le cadre de façon inattendue. La photo de Y. Marika joue brillamment de la couleur pour faire basculer la gamme chromatique vers une esthétique sordide et gothique.
Dans cette idée, les apparitions d’Oiwa jettent un soupçon d’effroi en se manifestant dans les recoins d’élégantes compositions de plan, ou lorgnent vers le gore en rendant palpable la putréfaction des peaux, l’humidité des plaies. On pense à La Nuit des morts-vivants de George Romero pour ce mélange de réalisme et d’horreur morbide, ainsi qu’à Ring et ses différentes itérations, constituant d’ailleurs un mythe horrifique moderne devant beaucoup à Yotsuya, particulièrement dans cette version de Misumi. Une poignante dernière image ramène cependant brillamment à la raison de la colère et de l’apaisement final, l’amour inconditionnel et bafoué d’une femme.
BONUS
Entretien avec le réalisateur Kurosawa Kiyoshi (20 min) dont la maîtrise du récit de fantôme n’est plus à démontrer. Il marque sa préférence pour l’adaptation de Misumi, la plus effrayante de toutes selon lui. Il rappelle les origines du récit issu du théâtre kabuki et dépeint la manière dont The Ghost of Yotsuya s’en détache par sa dimension horrifique plus prononcée, notamment par la nature plus répugnante des maquillages. Le film semble moins manichéen que le récit original, les personnages activant involontairement les rouages du drame qui les frappera ; les notions de tristesse et de culpabilité sont plus appuyées. Kurosawa explique que c’est également sur ce type de socle émotionnel qu’il s’appuie lorsqu’il réalise un film de fantôme. Il voit donc dans le film un mélodrame au sein duquel l’horreur s’invite presque par surprise.
Entretien avec Mary Picone (15 min), maîtresse de conférences de l’EHESS (École des hautes études en sciences sociales) et spécialiste des religions populaires et de l’imaginaire japonais. Elle revient au texte d’origine et de sa popularité au Japon, identifiable par tous par sa simple iconographie. Elle explique l’habile mélange de réalité sociale et de fantastique de la pièce, ainsi que les spécificités des pouvoirs d’Oiwa, un bakemono capable de se transformer pour hanter ses victimes. Elle analyse la symbolique et les différents types de transformation, et la manière dont Misumi intègre ces codes esthétiques dans son film. Selon elle, le film est représentatif du sort social et physique réservé aux femmes de l’époque, notamment « l’impureté » signifiée par la fausse-couche d’Oiwa et l’entourant d’une malédiction. Sans être directement abordée dans le film, cette idée implicite fut explicitement traitée dans d’autres adaptations comme Over Your Dead Body de Miike Takashi (2014). Elle rappelle les accointances visuelles avec le mythe moderne de Ring, une manière de rappeler la persistance de ces superstitions aujourd’hui.
Justin Kwedi.
The Ghost of Yotsuya de Misumi Kenji. Japon. 1959. Disponible en coffret Blu-Ray le 19/11/2024 chez Roboto Films.