Lino Brocka - Bona

EN SALLES – Bona de Lino Brocka

Posté le 25 septembre 2024 par

Sélectionné en 1981 à la Quinzaine des réalisateurs au Festival de Cannes, Bona de Lino Brocka bénéficie d’une restauration 4k bienvenue et d’une distribution en salles chez Carlotta Films. Une parabole cruelle sur l’industrie du divertissement et le masochisme. À (re)découvrir de toute urgence.

Après Manille (1975), Insiang (1976), Cain et Abel (1982) et Bayan Ko (1984), c’est le cinquième long métrage de Lino Brocka à trouver une nouvelle vie depuis 2016. Et Jaguar (1979) ne devrait pas tarder, avant, on l’espère, Tinimbang ka ngunit kulang, son premier chef-d’œuvre sorti en 1974.

Bona se démarque des films susmentionnés car, de prime abord seulement, ce n’est pas une charge ouvertement politique et sociale. Brocka s’attaque ici à l’industrie du divertissement. Bona, jeune fille issue de la classe moyenne, s’entiche comme une groupie de Gardo, acteur de seconde zone égocentrique et immature qui rêve d’une grande carrière qui ne viendra jamais. Bona quitte sa famille pour vivre avec Gardo dans un bidonville. Une histoire d’amour ? Pas vraiment. Gardo tolère uniquement la présence de Bona comme bonne à tout faire et ne s’empêche pas de l’humilier quotidiennement en ramenant dans son taudis ses conquêtes d’un soir. D’où ces questions : pourquoi Bona s’inflige-t-elle ce fardeau ? Pourquoi quitte-t-elle son milieu bourgeois pour vivre en esclave dans un bidonville auprès d’un homme qui ne lui a rien promis ? Jusqu’à quand va-t-elle supporter ces humiliations ?

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Humiliés et offensés

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Avec la plus grande ironie, le rôle de Bona est interprété par Nora Aunor, la plus grande star des Philippines, plus connue et adorée que les Beatles par les Philippins. Sans doute la personne la plus connue du pays après Jésus (Christ), José Rizal (héros national) et Ferdinand Marcos (président dictateur). Avec Bona, la superstar brise son image d’icône et sort de sa tour d’ivoire cosmétique et artistique pour un rôle de factotum dans un bidonville, énamourée d’un raté. Un rôle à rebours de l’image publique d’Aunor.

Lino Brocka - BonaLa soumission volontaire de Bona pour Gardo (interprété par Phillip Salvador, acteur récurrent chez Brocka) a pour origine sa fascination irrationnelle pour un acteur : en réalité, un simple figurant et cascadeur à la carrière ratée qui a eu le malheur de signer un jour un autographe à Bona. Le divertissement, que ce soit la musique ou le cinéma, est ici aussi puissant que la religion. Ce n’est pas un hasard si le film s’ouvre par une scène de liesse (ou d’hystérie) populaire et pieuse lors de la Fête du Nazaréen noir. Le Nazaréen noir est une statue du Christ sculptée par un artiste mexicain au XVIe siècle et apportée aux Philippines en 1606 par des missionnaires espagnols. Elle représente le Christ marchant vers sa crucifixion. Cette scène s’enchaîne par Bona qui assiste au tournage d’un film, n’ayant d’yeux que pour le figurant Gardo, son Christ à elle. L’adoration religieuse est semblable à l’adoration pour les gens de spectacle et du divertissement. Une adoration forcément irrationnelle car fictionnelle. Toute religion est une fiction. Y compris les religions révélées. Ce ne sont pas les dieux qui ont créé les hommes mais les hommes qui ont créé les dieux. S’il y a une capacité du genre humain à saluer, c’est bien celle de créer des fictions tellement passionnantes qu’elles en deviennent des croyances. Toute religion révélée est une fiction et toute théologie de la littérature fantastique, comme l’écrivait Jorge Luis Borges : « Je considère la théologie comme une branche de la littérature fantastique. (…) La création la plus audacieuse de la littérature fantastique est celle de Dieu. »

La fiction religieuse est une volonté, voire une nécessité (existentielle) de se donner un idéal et d’écrire des manuels de bonne conduite plus ou moins délirants, seul remède (trompeur, pervers ou placebo) contre le nihilisme. C’est à la fois un code moral de bonne conduite et une justification de la domination la plus cruelle et inique. C’est une fiction politique. La fiction religieuse est l’instrument d’un pouvoir politique comme moyen de domestication, de contrôle et de soumission. Il en va de même pour l’industrie du divertissement. Ce n’est pas un hasard si Ferdinand Marcos s’est servi du divertissement comme d’un moyen d’asseoir son pouvoir et d’assouvir les classes populaires. La fameuse politique culturelle des 3S (« screen, sex and sport« ) qu’on a vu à l’œuvre aussi en Corée du Sud ou en Italie à la même époque.

On écrivait plus haut que Bona n’était pas, de prime abord, un film politique. À la lumière de ces explications sur le divertissement, la religion et la politique, on peut maintenant préciser que Bona est un film éminemment politique. Mais au lieu de s’attaquer frontalement aux symptômes de la situation aux Philippines et du pouvoir humiliant et criminel de Marcos, Lino Brocka s’attaque au fonctionnement même du système de domination mis en place par Marcos, notamment par l’industrie du divertissement.

Lino Brocka s’est déjà attaqué en 1971 à l’industrie du cinéma, avec Stardoom, variation du Bellissima de Luchio Visconti : l’histoire d’une mère qui pousse son fils dans la chanson et le cinéma pour sortir de son milieu pauvre. Dans Stardoom, le divertissement est décrit comme un instrument de domination bourgeoise, une véritable mascarade de faux semblants et de cruauté sadomasochiste. Avec Bona, le propos est plus englobant : le divertissement est, avec la religion et la politique, le troisième larron de la Sainte Trinité du Pouvoir. Et, en cela, un moyen dont l’objectif même ne tient qu’à celui qui l’utilise. Brocka l’utilise ici pour ouvrir les yeux des humiliés et offensés du pays sur le mirage qui voile leur oppression. Le message : « ne vous laissez pas aveuglés par le spectacle, la religion et la politique ; tout ceci n’est qu’une fiction justifiant votre domination ; ne soyez pas masochistes, il ne tient qu’à vous de vous soulever. » Outre le comportement résigné de Bona, le masochisme ambiant est explicitement mentionné dans le film : dans une scène où notre héroïne regarde avec dépit l’objet de son culte rentrer chez lui au bras d’une groupie, on voit en arrière plan une banderole précisant le film auquel participe Gardo : « Diablo » réalisé par S. M.

Réalisateur de la révolte et du soulèvement politique, Lino Brocka est en bonne compagnie auprès de Fiodor Dostoïevski, Rainer Werner Fassbinder et Bob Marley. Même énergie. Même message. Même importance artistique.

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Révolte

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On posait la question en introduction : pourquoi Bona s’inflige-t-elle ce fardeau et jusqu’à quel niveau d’abaissement va-t-elle tomber ? Mais pourquoi se révolterait-elle ? Comme pour tout culte religieux, Bona sait que sa dévotion est irrationnelle et que, peut-être, elle n’aime pas vraiment Gardo. Pourtant, elle se jette avec complaisance dans la servitude, acceptant son comportement méprisable et infantile. La clef de ce comportement vient de l’égoïsme même de Bona. Égoïsme ? Pour une jeune fille qui abandonne un avenir prometteur afin de vivre en esclave auprès d’un perdant ? Deux caractéristiques de Bona sont à mettre en avant : 1/ sa complaisance avec la posture du perdant et du rédempteur, soit l’un des piliers du christianisme ; 2/ sa volonté individuelle de changer autrui (et plus généralement le genre humain), soit l’un des points de départ des totalitarismes.

Lino Brocka - Bona

La dimension chrétienne. Fille de bonne famille, Bona peut éprouver un sentiment de culpabilité par rapport à Gardo, orphelin à la vie dure. En bonne samaritaine, elle ne peut s’empêcher de l’aider au quotidien : faire le ménage, préparer à manger, laver ses vêtements. Quitter la vie facile et bourgeoise de sa famille pour la survie dans un bidonville est donc un moyen de « faire le bien ». On peut voir là un dolorisme soft… tout comme la satisfaction hautaine de devenir une victime (statut particulièrement à la mode en ce début de XXIe siècle) et de vivre parmi les perdants des Philippines. Comme les Évangiles sont des fictions aux interprétations multiples (celles qui arrangent, sur le moment, les personnes qui s’en servent), ce nouveau statut de perdant peut être accepter de deux manières : un discours d’émancipation du type « Nous sommes des opprimés, soulevons-nous et renversons le pouvoir » ou un discours de résignation bien docile du type « Révoltons-nous un peu mais trop quand même, parce de toute façon nous rejoindrons le Paradis à notre mort, donc restons humbles et pauvres. » On peut faire dire tout et son contraire à une fiction. Et Lino Brocka en joue pour brouiller les intentions réelles et l’état d’esprit de Bona.

La volonté individuelle de changer autrui. L’amour de Bona est-il réel ? On peut en douter. Dans sa logique chrétienne de bienfaitrice en mission, elle a un objectif : rendre Gardo meilleur. Le sortir de la pauvreté, mais surtout, de son attitude infantile, égoïste et irresponsable. Or elle n’y parvient pas. Même quand Gardo voit pour la première fois Bona comme un corps sexué et qu’elle se donne à lui, cela ne change rien à son comportement : il continue de coucher à droite et à gauche. À la fin du film, Gardo semble enfin plus mûr et réfléchi lorsqu’il décide de faire carrière aux Etats-Unis avec Katrina, sa nouvelle amante. Voilà l’échec et l’humiliation ultimes pour Bona : une autre femme qu’elle a réussi à changer Gardo. Si le geste final de Bona est une apparente victoire (quitter Gardo, ou du moins, le torturer physiquement et retourner la logique sadomasochiste à l’œuvre depuis le début du film), c’est surtout une défaite. Ultime facétie de Lino Brocka sur la complexité d’un personnage comme Bona.

Marc L’Helgoualc’h

Bona de Lino Brocka. 1980. Philippines. En salles le 25/09/2024.

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