Présenté cette année au Neuchâtel International Fantastic Films Festival (NIFFF), Exhuma, à la croisée des genres et des mondes, déterre les fantômes coréens au-delà du Pays du matin calme. Le cinéaste Jang Jae-hyun, spécialiste du thriller mystique, continue de creuser son sillon et capture dans les tréfonds les images manquantes d’une nation en fiction.
Lee Hwa-rim (Kim Go-eun) et Bong-gil (Lee Do-hyun) sont un duo de chamans qui vendent leur service au plus offrant. Une famille coréenne-américaine riche demande leur aide pour sauver le dernier né d’une malédiction qui semble toucher la famille depuis plusieurs générations. Devant la gravité de la menace mystique, le duo va faire appel à un vétéran géomancien et maître de Feng Shui, Kim Sang-deok (Choi Min-sik). Ils vont déchaîner des forces d’outre-tombe qui vont révéler le passé de cette famille puissante mais également de l’histoire de la Corée. Si le cinéaste est un expert de ce genre d’approche du thriller, puisque c’est sa troisième occurrence avec cet angle pour son troisième long-métrage, il faut saluer l’audace d’Exhuma. L’œuvre est clairement découpée en deux parties d’une heure chacune qui correspondent aux deux entités qui sont combattues. Pour un cinéaste qui semble faire grand cas des enjeux symboliques et cérémoniels, il parvient à conformer son cinéma à ces sujets. Nous avons d’abord l’impression d’assister à une sorte d’enquête sur le paranormal très sérieuse et prosaïque, ce qui peut paraître paradoxal en Occident, mais est en réalité très banal en Corée du Sud, aussi bien dans la réalité que dans la fiction. On pense au sommet du genre, The Strangers de Na Hong-jin mais aussi à la série plus récente Revenant avec Kim Tae-ri. Les exorcismes, les attaques de l’au-delà, les signes et les sens se confondent pour mener une enquête qui dans un premier temps ne révolutionne pas le genre, mais donne une variation assez tenue.
Le cinéaste pense sa mise en scène comme les personnages médiumniques voient le monde. Entre lumière et ombre, entre contrastes symboliques avec de la profondeur de champs révélatrice. Et surtout avec des inserts symboliques d’animaux ou de mouvements organiques (vent, eau…). Il y a tout un jeu de reflets et de regards sur les apparitions du spectre du grand-père qui hanterait sa descendance. Là ou le cinéaste étonne dans une certaine mesure, c’est dans son traitement très sérieux, presque fincherien du surnaturel. Même Na Hong-jin nous préparait aux visions délirantes comme des évènements d’exception. Ce n’est pas le cas dans Exhuma. Même les morts les plus étranges semblent filmés avec une distance et une minutie qui épousent le regard des enquêteurs de l’au-delà. Car l’exhumation est double. Nous sommes leurrés durant la première heure comme les personnages ; le passé inavouable du territoire coréen est beaucoup plus profond que celui de la mémoire de la colonisation japonaise.
Il faut se rappeler que The Strangers, dans sa version originale, se nomme Goksung, le nom du village où se déroulent les évènements tragiques de l’œuvre. Car le chamanisme, si lui aussi revient de loin, puisque c’est la religion première de l’humanité, se mêle au bouddhisme, à l’ésotérisme chinois et même à la chrétienté dans la dernière partie. S’il y a des cadavres à exhumer, ce sont ceux de la Corée comme d’une terre dont la géographie maudite l’a condamnée aux remous violents des histoires impériales voisines et intérieures. L’œuvre commence par une vision d’une lueur dans le hublot d’un avion pour les Etats-Unis. Lee Hwa-rim répond à l’hôtesse de l’air en japonais avant de conclure qu’elle est coréenne. Puis quelques séquences plus tard, on nous suggère le décalage culturel entre les Coréens des USA et ceux de la « terre mère ». On y parle en anglais. En quelques minutes, on est passé du japonais, au coréen puis l’anglais. Ce serait l’histoire du territoire coréen qui s’est dessiné en quelques dialogues. De Joseon colonisé à la moitié d’un pays qui accueille une culture impériale malgré elle depuis l’autre coté du Pacifique. Cette circulation des religions, des langues et donc des visions du monde incarne subtilement les contrastes de la mise en scène. Si l’on pensait que c’est de capturer du fantastique dont il s’agissait, c’était une fausse piste. C’est justement l’Histoire coréenne et comment elle a reconfiguré les rapports au monde comme des couches de différentes visions politiques pour le présent qui est la grande étrangeté que capte le cinéaste. Pour sauver la jeunesse, il faut revenir apaiser les cadavres des bêtes immondes de Joseon. Le refoulé coréen est un fantôme japonais. Mais il parle à travers le corps du grand-père, puis du chaman. C’est le liant invisible dont le crime final est la période coloniale, le frère ennemi, l’autre en soi. Les différents espaces aussi bien réels et imaginaires qui ont fait et font toujours la culture coréenne sont des zones maudites. Il s’agirait de creuser la terre comme une mémoire commune voire une fosse. Retrouver les noms, resituer dans l’espace et le temps, réincarner l’histoire pour s’y confronter. Si les chamans et le géomancien tentent de concilier le monde des vivants et celui des morts par des visions dont ils sont les seuls témoins, c’est aussi le passé et le futur qu’ils tentent d’harmoniser au rythme des cycles du vivant pour ne pas que les deux s’autodétruisent dans une anthropophagie mythologique où les pères viennent réclamer les fils. C’est là où Exhuma est le plus fascinant : quand il plonge totalement dans une œuvre fantasmagorique avec des enjeux de conjuration proche d’un wuxia. C’est aussi ce qui donne un rythme singulier à l’œuvre qui semble justement superposer deux couches voire trois. Dans des moments de confusion, le cinéaste pourrait perdre le public qui n’est pas attentif à ces enjeux ésotériques pour traiter de la grande histoire. Une sorte de tentative de cinéma-onmyodo où l’œuvre serait aussi une séance d’exorcisme pour le spectateur coréen.
Si tout n’est pas abouti, et n’est pas aussi incisif que dans Goksung, il y a une audace qui surprend durant le déploiement de l’œuvre. Comme si, même dans les moments les plus confus, on savait toujours de quoi il en retournait par ces jeux de vision et de montage qui font du spectateur l’autre membre de l’équipe, celui au don de voyance. Et comme le montre la photo finale qui célèbre le mariage de la fille ingénieure de Sang-deok avec un Occidental, la péninsule, comme une nation en fiction, se recompose sur la terre des ambitions impériales et coloniales décomposées, au moins le temps d’un cliché.
Kephren Montoute
Exhuma de Jang Jae-hyun. Corée. 2024. Projeté au NIFFF 2024