KINOTAYO 2023 – Toxic Daughter de Naito Eisuke : sœurs de sang

Posté le 11 décembre 2023 par

Dans la continuité du geste qu’il a entrepris avec Forgiven Children, Eisuke Naito continue son exploration, dans Toxic Daughter projeté au Festival Kinotayo, des frustrations et colères silencieuses des foyers nippons à travers des figures de jeunes marginaux.

Hagino (Satsukawa Aimi) est une jeune mère au foyer qui tente de créer des liens avec sa belle-fille Moeka. À la suite du décès de sa mère dans un incendie suicidaire, la fille, marquée par le souvenir dans la chair brulée de sa main qu’elle recouvre d’un gant, tente de renouer avec la vie. Les deux femmes, la belle-mère et la fille, essaient de créer une nouvelle dynamique harmonieuse à la fois dans leur quotidien mais aussi dans les choix de vie, jusqu’à l’irruption d’une adolescente aux atours sauvages, Chi-chan, à la fois dans la maison mais aussi dans la vie de la famille.

Dès l’introduction qui est similaire à celle d’une œuvre de J-horror, mais surtout à celle de Ju-on, on saisit que pour Naito, une maison hantée n’est pas seulement le lieu d’un drame passé ; il est lieu où le drame se joue et se rejoue comme si les murs en étaient imprégnés. Le foyer, c’est d’abord l’espace d’une maison. La mise en scène de Naito insiste en nous montrant que s’il semble doux et apaisé, la coercition habite chaque plan, par le surcadrage, et la présence d’éléments qui enferment les personnages au second plan, entre un premier plan obstrué par un meuble et un troisième par l’architecture même de la maison. Si nous le ressentons dès les premiers plans entre les deux femmes qui cohabitent, tout cela est rendu explicite par le personnage du père, sorte de figure manipulatrice et violente. Sa présence à l’écran renforce le sentiment anxiogène des compositions du cinéaste, car le père passe son temps à prendre des photos de sa famille, comme si la maison était un cadre dont l’image harmonieuse qu’elle renvoie serait beaucoup plus importante qu’une harmonie réelle. Le père les piège dans une image figée. C’est cette image que Naito dépeint avant l’arrivée de Chi-chan. Le père serait le monstre qui hante cette maison, comme un avatar d’une société japonaise stagnante. Le seul plan du film de lui en go pro qui fait de la musculation nous le révèle. Il existe une force qui ne dit pas son nom et qui comble les silences des femmes qui n’ont pour choix que de le garder. Hagino regarde Gaslight de Cukor à la télévision. Si pour Hagino, c’est son ambition de créer un foyer au détriment de sa carrière de styliste pour réussir ce qu’elle n’a pas pu avoir dans sa propre jeunesse, pour Moeka, le silence est celui de la frustration qui trouve une incarnation bienvenue avec Chi-chan.

Toute de rouge vêtue, l’adolescente sauvage va détruire petit à petit le foyer et l’illusion qu’il porte. Idée assez géniale, elle est aussi silencieuse et n’a de cesse de dessiner partout des croix, comme aiment le faire les Japonais avec leur bras quand justement ils signalent une interdiction ou un tabou, ダメ (Damé). Car pour rompre le silence, la parole n’a aucune importance, c’est d’action dont il s’agit. Chi-chan, par sa croix, va exorciser le mal réel qui habitait la maison, en se substituant à lui. La caméra de Naito qui reste fixe pour dépeindre la famille, bouge avec Chi-chan et Moeka ; la vie réinvestit cette maison par un chaos et une transgression graduelle qui vont se retourner contre la jeune femme endeuillée. Le mouvement est même doublée par la présence du pollen qui vient emplir le cadre de vie. Moeka trouve en Chi-chan un miroir pour exprimer ce qui ne peut être dit. Naito, depuis le début de sa carrière, s’est fait le chantre des passions et colères adolescentes. Il atteint avec Toxic Daughter une sorte de maîtrise qui contraste avec les émotions extrêmes des corps qu’il met en scène. La cruauté de l’opération de Chi-chan sur cette famille devient d’autant plus fascinante que Naito l’accompagne d’une justesse qui lui donne une forme troublante autant pour les personnages que pour le spectateur. Il y a ces gros plans sur les visages qui révèlent les enjeux incisifs sur des sourires, des regards, des gestes. On pense au mangaka Oshimi Shuzo, dont l’art par le dessin est justement de mettre en scène des personnages empreints d’une folie qui n’apparaît jamais dans leur comportement, mais qui se révèle au détour d’un sourire trop insistant. Il n’est donc pas étonnant de voir le nom du mangaka au générique, qui a aidé Naito a fabriquer le personnage de Chi-chan. Les deux auteurs sont amis, et l’étonnante esthétique de Naito n’est pas étrangère à cette amitié. La construction de l’œuvre, si elle s’inscrit bien dans la filmographie du cinéaste et en devient l’une des pièces maîtresses, fait également penser à l’art d’Oshimi. Les éléments s’ajoutent dans un ballet de non-dits et de frustration jusqu’à une explosion de violence. Cette sorte de jouissance formelle est propre à des mouvements adolescents, où les passions s’expriment par une explosion de fluides. Quand ces derniers n’exultent pas la vie, ils prennent la couleur du sang, et de la mort.

Comme dit au début de ce texte, dans cet étrange drame familial se joue un film de fantômes. Naito Eisuke lui-même avoue être hanté par des images violentes de films de Masumura Yasuzo vu très jeune. Au détour d’un plan, il cite Ozu pour mieux le détourner. Mais ce sont littéralement les fantômes de la J-horror avec la figure matricielle du genre, la jeune femme en rouge qui revient. Chi-chan est le fantôme en rouge qui existe chez Tsuruta Norio ou chez Kurosawa Kiyoshi. Elle est une figure à la croisée des mondes qui ne s’offre qu’aux gens qui ont vu la mort. Il est aussi remarquable que les ciseaux et le fait de cacher son visage pour Chi-chan évoque la Kuchisake-onna. Si justement elle n’est pas exactement la figure légendaire, elle en est probablement la fille, celle qui découpe ceux qui bafouent non plus sa beauté mais sa vitalité. Il n’est donc plus question de s’en prendre à des enfants mais bien aux adultes. Hagino apprend ainsi les circonstances de la mort de la mère de Moeka en regardant une vidéo sur Youtube, lieu commun narratif des films de J-horror que Naito s’approprie. Le cinéaste contraste cette vision de Youtube qui n’est plus qu’une image, avec le souvenir de l’adolescente qu’il met en scène durant un repas avec Chi-chan. La mort serait une image, et la vie un miroir. Moeka est hantée par la mort de sa mère, une couleur dominante dans sa chambre : le jaune, remplacé par le rouge du silence de la mort. Dans un plan, la voisine de Moeka tente de la raisonner mais cette dernière reste silencieuse, le visage des deux jeunes femmes, alors qu’elles ne sont pas sur le même plan, est clair. Naito utilise la fameuse demi-bonnette, désormais attachée au cinéma de De Palma. Les deux jeunes femmes existent sur le même plan dans la chambre, l’une parle pour l’autre. Puis un cut nous fait comprendre que Chi-chan est derrière la fenêtre ; d’un coté de l’image elle est cachée et de l’autre, on aperçoit les deux femmes dans la chambre. Une image nous montre une union, l’autre une division des deux jeunes femmes. Cette séquence nous fait ressentir le tiraillement de Moeka ; elle est en accord avec sa voisine mais ne peut pas lui répondre car une partie d’elle, Chi-chan, n’habite pas cette maison, car une partie d’elle veut la détruire pour se sauver. Entre émancipation et sororité, la beauté de Toxic Daughter nous touche dans ce jeu de miroir entre des femmes qui, à défaut de se parler, prennent le temps de se regarder comme des réflexions des désirs de chacune. Le cinéma de Naito Eisuke s’il semble cruel, n’épouse en réalité que la violence de gens qui aspirent à dépasser les cadres et les dilemmes d’une société qui en fait des figures vides pour se réjouir d’une cohésion qui ne durerait que le temps d’une photo. La toxicité n’émane pas de la jeune femme, au contraire elle tente d’y échapper. La formule du gaz invisible qui fige le Japon semble le paralyser dans la souffrance inavouée d’une certaine jeunesse, c’est peut-être ce que Naito tente de capturer avec son cinéma, les maux dans le silence. Chi-chan n’est que la forme d’une libération, une présence, qui va résoudre par son caractère inconnu et variable, l’étrange illusion au cœur des foyers nippons. Elle n’est que le résultat d’une équation qui met de côté les émotions pour sauver les apparences, comme si les individus étaient des invariants. La fille toxique nous montre que si la société japonaise évolue, les foyers nippons perpétuent ce bien mystérieux théorème.

Kephren Montoute

Toxic Daughter de Naito Eisuke. Japon. 2023. Projeté à Kinotayo 2023

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