Inspiré d’un célèbre poème lyrique et épique, Kyz Jibek de Sultan-Ahmet Khodjikov, projeté en soirée d’ouverture de l’édition 2023 du Festival du Film Kazakh, est l’un des plus grands succès cinématographiques du Kazakhstan. Guerre et amour tragique dans la steppe pour ce classique du cinéma kazakh qui rappelle Roméo et Juliette.
Au XVIe siècle, l’actuel Kazakhstan souffre de guerres féodales entre les différents khans locaux. Dans ce contexte belliqueux, deux guerriers de khans opposés, Tolegen et Bekejan, aiment la même femme, Kyz Jibek, la fille d’un khan. Une période de paix et d’alliance précaire entre plusieurs khans permettent à Tolegen et Kyz Jibek de se marier. Mais leur idylle est de courte durée. Les luttes politiques vont les séparer tragiquement tandis que Bekejan, guerrier jaloux, assassine traîtreusement Tolegen. Kyz Jibek se suicide de désespoir.
Depuis le XIXè siècle, il existe de nombreuses variantes du poème épique Kyz Jibek et le réalisateur Khodjikov a choisi la voie la plus tragique pour l’héroïne. Dans d’autres versions, la jeune femme ne suicide pas et épouse, quelques années plus tard, le frère du défunt Tologen. Ici, l’histoire se rapproche du drame shakespearien Romeo et Juliette avec l’amour vif mais bref entre deux clans opposés et un suicide final. Le film n’est donc pas avare en scènes courtoises et amoureuses, entre deux scènes de batailles et d’intrigues politiques. Avec un message porté par Tolegen : les Kazakhs ne doivent pas se battre les uns contre les autres, mais contre un ennemi commun qui risque de s’emparer de leurs terres.
Kyz Jibek est une production coûteuse et ambitieuse pour la République socialiste soviétique kazakhe de l’époque. Le tournage a duré trois ans et a nécessité un budget conséquent pour certaines extravagances : construction d’une yourte géante, création de nombreux costumes traditionnels et armures de guerre et mobilisation des quarante meilleurs chevaux du pays par décret du ministère de l’Agriculture, emprunt de cygnes au zoo de Bichkek. En résulte ce film en deux parties pour une durée totale de 140 minutes. Cette superproduction a immédiatement été un grand succès et a reçu de nombreuses récompenses en 1972. Selon le classement des films du studio Kazakhfilm pour toute l’histoire de la République socialiste soviétique kazakhe (1955-1990), c’est le huitième film le plus vus au cinéma, avec 7,8 millions de spectateurs. Les trois acteurs principaux sont devenus immensément populaires, notamment Merouert Outekechova, âgée de 17 ans à l’époque et dont c’était le premier rôle. Elle a d’ailleurs épousé quelques années plus tard Kuman Tastanbekov qui joue Tolegen.
Si Kyz Jibek est un film épique assez commun dans lequel on peut admirer les nombreux costumes et écouter la musique traditionnelle à la dombra, trois séquences se démarquent : la scène d’ouverture, la scène nuptiale et le meurtre de Tolegen.
Comme dans un opéra wagnérien, la scène d’ouverture est un condensé métaphorique de toute l’histoire avec des cygnes teintés de sang. Comme dans un opéra, cette scène d’ouverture agit tel un prologue qui donne tout le thème du film : une steppe aride sur laquelle évoluent des soldats et une cohorte de femmes endeuillées vêtues de noir, avant de voir des cygnes ensanglantés dans un fleuve et entendre des cris d’un nouveau né puis les rires d’une femme. Une scène qui ne jurerait pas dans un film de Sergueï Paradjanov.
Dans la scène nuptiale, le jeune marié jette sur un drap immaculé de perles qui se mettent à s’attirer et se rejeter pour former des sortes d’atomes. Tout cela avec un éclairage de lumières psychédéliques comme on peut en voir dans le film inachevé de Henri-Georges Clouzot, L’Enfer. Une scène cosmique entre les deux amants, entrecoupée de plans de cygnes et d’un hibou.
Enfin, la séquence de la mort de Tolegen exhale un étrange et puissant parfum homo-érotique entre Tolegen et Bekejan. Après avoir tous les deux bataillé côte à côte pour repousser les guerriers d’un clan ennemi, Tolegen se lave à demi-nu au bord d’un lac. Bekejan arrive par derrière, le visage impassible mais le glaive à la main. Il ne se passe pourtant rien, à part de la douceur entre les deux hommes. Deux vrais bonhommes à la Kenneth Anger dans la steppe. Bekejan prépare le cheval de Tolegen et l’aide à monter. C’est seulement lorsque ce dernier est déjà loin que Bekejan l’abat d’une flèche dans le dos, dans une vive lumière orange crépusculaire. Un beau moment de cinéma.
Marc L’Helgoualc’h
Kyz Jibek de Sultan-Ahmet Khodjikov. Kazakhstan. 1970. Projeté au Festival du Film Kazakh 2023.