Le cinéma d’Anthony Chen s’internationalise. Le réalisateur originaire de Singapour, après avoir obtenu la Caméra d’Or en 2013 pour Ilo Ilo, puis après avoir proposé un mélo atypique avec Wet Season, a dirigé en 2023 Drift, un film américano-européen, et Un Hiver à Yanji, une douce histoire d’amour et d’amitié se déroulant dans les territoires enneigés du nord-est de la Chine, à la frontière coréenne. Projeté à Cannes sous le titre international The Breaking Ice, Un Hiver à Yanji sort dès à présent en salles via Nour Films.
Haofeng se rend dans le nord de la Chine pour assister au mariage d’un ami. Il rencontre sur place Nana, une guide touristique et son ami Xiao. Haofeng est sensible et victime d’un syndrome dépressif. Des liens forts vont se tisser entre ces trois personnes, l’espace de quelques jours dans ce territoire glacial et pourtant si chaleureux…
Le cinéma chinois contemporain (depuis les années 2000) a investi le nord de la Chine pour y trouver un décor tout à fait singulier. Tout commence dès 1999-2003 avec le film documentaire mastodonte de Wang Bing, À l’ouest des rails. Le réalisateur y filme le dernier souffle d’un complexe industriel tentaculaire sur 9h de métrage. Depuis ce film, en mètre-étalon, le nord de la Chine est un décor propice pour filmer cette Chine moderne à bout de souffle, dont l’industrie a été abandonnée par la politique au détriment de ses populations. C’est également le sujet de fond de An Elephant Sitting Still, toujours d’actualité à sa sortie en 2018. Entre temps, en 2014, Diao Yi’nan a posé sa caméra dans la ville de Harbin pour filmer Black Coal, œuvre dans laquelle tout est confus, trouble. Ce brouillard est aussi l’émanation d’une certaine inquiétude concernant la Chine telle qu’elle est et ce qu’elle devient, et en ce sens, poursuit l’idée de Wang Bing. Un Hiver à Yanji s’éloigne dans son intention de ces considérations politiques voire offensives telles que ces films ont pu les montrer. En revanche, il bénéficie de l’aura de ce décor, que les œuvres de Wang Bing, Hu Bo et Diao Yi’nan ont participé à mettre en lumière. Un autre travail est à rapprocher de l’intention d’Anthony Chen : la filmographie de Zhang Lü, qui n’a eu de cesse de filmer la minorité coréenne de Chine sur le même territoire qu’Un Hiver à Yanji.
Dans Un Hiver à Yanji, la glace est mue en chaleur humaine. Comme si les films politiques sur la région avaient contribué à tétaniser les spectateurs de par leur âpreté, le point de départ du film d’Anthony Chen ressemble au jour 1 d’une cure. Le réalisateur singapourien filme d’emblée l’immense ciel bleu depuis l’hôtel de Haofeng (Liu Haoran), les vastes sentiers ruraux et se rendra dans la montagne Changbai, au plus proche de la nature, le tout dans le blanc immaculé de la neige qui recouvre le sol. Haofeng va mal, mais il semble comme dans une gigantesque maison de repos, et ainsi au spectateur de se sentir comme dans un cocon. Minutieusement, ses rencontres avec Nana (Zhou Dongyu) et Xiao (Qu Chuxiao) vont attiser son élan vital et sa nature humaine, car ces hommes et cette femme vont se donner de l’affection, de l’amitié et de l’amour, aussi bien sentimental que charnel, et se le rendre. La subtilité du film réside en ce que la fugacité de ce moment fasse partie du contrat promis au spectateur. Un Hiver à Yanji est une bulle temporelle et affective pour ses personnages, un moment où des individus sensibles qui ne se connaissent pas se font confiance et s’entraident. On aurait pu imaginer une rivalité s’exercer entre Haofeng et Xiao puisqu’ils éprouvent tous deux du désir pour Nana, mais le film ne s’encombre pas des élans classiques des mélodrames et préfère faire le portrait des sentiments avec d’infinies nuances et une douceur à toute épreuve. C’est ce pourquoi l’amitié qui unit Haofeng et Xiao est également très belle. Anthony Chen a déclaré vouloir rendre hommage à la jeunesse chinoise réputée anxieuse ; il le fait avec beaucoup d’humanité.
Doté d’un décor particulièrement beau et apaisant, faisant le portrait de personnages très humains via de jeunes acteurs talentueux, Un Hiver à Yanji déploie son scénario tranquillement et nous amène à vivre avec les personnages ce moment de repos, de vacances pourrait-on dire, loin d’un quotidien épuisant et entièrement dédié au bien-être du cœur. Le film n’est pas sans accro – on pense notamment à la rencontre entre les protagonistes et un ours en CGI, une idée maladroite et pas très bien exploitée – mais se révèle une formidable ode à la sensibilité humaine, une idée toujours aussi salvatrice lorsque l’on regarde l’état du monde.
Maxime Bauer.
Un Hiver à Yanji d’Anthony Chen. Chine-Singapour. 2023. En salles le 22/11/2023.