Il s’agit presque d’une quête initiatique à rebours. A travers un propos riche, subtil et exaltant sur l’identité, Peafowl manie avec finesse le récit d’une réconciliation avec l’altérité, mais surtout avec sa propre histoire. Porté par une interprète incandescente, il s’agit là incontestablement d’un premier long-métrage réussi pour le réalisateur Byun Sung-bin, qui remporte d’ailleurs le Prix du Public de cette édition 2023 du Festival du Film Coréen à Paris (FFCP).
Myung, une danseuse de waacking, retourne dans son village natal à l’occasion des funérailles de son père. Elle s’en était éloignée lorsque celui-ci avait rejeté sa transidentité. Cependant, la promesse d’un testament en sa faveur l’incite à rester plus longuement sur place, afin de participer à une danse commémorative que son père souhaitait la voir accomplir.
Ce premier long-métrage tient autant sa force du magnétisme déterminé de l’interprète principale, Hae-jun, que de l’élégance de l’écriture de Byun Sung-bin. C’est peut-être parce qu’ils avaient déjà eu l’occasion de travailler autour de ces thématiques dans God’s Daughter Dances, l’un des précédents courts-métrages du réalisateur, qu’ils sont parvenus à infuser Peafowl de tant de finesse et de justesse. Loin d’un traitement attendu qui se focaliserait sur la friction d’un individu avec un environnement qui l’a désavoué, il présente Myung comme déchirée non seulement entre passé et présent, mais surtout entre deux cultures presque entièrement autonomes. Deux cultures qui préfèrent généralement être oublieuses l’une de l’autre, mais que le numéro d’équilibriste du film s’attelle, brillamment, à réconcilier.
En effet, il n’est pas besoin de s’attarder longtemps sur la scène d’introduction pour comprendre que, pour Myung, ses camarades du milieu du waacking font office de patrie, comme, dans Pose, les Maisons tiennent lieu de familles d’adoption. La fureur d’exister qui s’incarne dans sa danse est ni plus ni moins qu’une proclamation d’allégeance ; une forme de rituel, presque lui-même commémoratif, qui marque son appartenance à cette société. Cependant, c’est aussi là, au début du récit, la limite de son expression artistique, puisqu’il lui est reproché de manquer d’une approche personnelle. C’est dans cet échange abrupt qu’est, en réalité, résumé l’enjeu du film : pour s’épanouir pleinement, Myung ne doit pas se contenter d’embrasser les coutumes qu’elle a choisies, mais aussi trouver le moyen de sublimer celles qui, en lui étant imposées, l’ont en partie façonnée malgré elle.
Alors que Myung reprend le chemin de son village natal, elle n’est donc plus l’oisillon blessé qu’elle a dû y laisser, mais une femme porteuse de la force et de la conviction d’un nouvel héritage. Lorsque son oncle affiche son hostilité vis-à-vis de ses choix de vie, s’esquisse alors, en filigrane de ce conflit intime, une tension à la résonance beaucoup plus large, entre une culture traditionnelle, ancienne, genrée, profondément ancrée dans un territoire et sa spiritualité, et une autre, moderne, émancipée des frontières et de l’impalpable, et revendicatrice du droit à démanteler les codes qui la contraignent. Chacun y est, inconsciemment, le porte-parole d’un système de croyance qui plane comme une ombre au-dessus de lui. Pour apporter une forme de résolution, il ne suffit donc pas que les personnages se rapprochent, mais que ces ombres s’apprivoisent jusqu’à se fondre l’une dans l’autre.
Pour autant, Peafowl est suffisamment habile pour ne pas, non plus, réduire son scénario à ce conflit. Bien au contraire, le personnage de l’oncle apparaît comme celui qui est véritablement isolé dans ses préjugés, là où tous les autres se montrent plus accueillants et conciliants envers Myung. « Conciliants », malgré tout, car, et c’est là le cruel tour de force du film, cette bienveillance de façade n’attend que de se fissurer. Lorsque la jeune femme se retrouve accusée à tort d’un acte indécent, il nous est alors donné à voir combien, en dépit de sa bonne conscience initiale, la communauté est prompte à faire peser l’opprobre sur ce qui est différent. Tombent alors les masques de ceux, tristement nombreux, dont l’affabilité relève de la tolérance plutôt que de la sincérité. Large est l’envergure de l’ombre des croyances, même pour ceux qui prétendent ne pas la voir.
Néanmoins, ce sont aussi les convictions de Myung elle-même qui trahissent les contours de la ligne de fracture. En effet, la danseuse choisit de ne pas se défendre afin de protéger le véritable responsable. Derrière cet acte altruiste, on devine malgré tout qu’elle a internalisé une position de bouc émissaire qu’elle perçoit comme une fatalité, et qu’elle cherche autant à l’éviter à d’autres qu’à se persuader qu’elle n’y est plus sensible. Autour de ce sentiment se dessine l’ambiguïté du personnage, qui croit tirer sa valeur de sa souffrance passée, d’une échine morale endurcie par les coups, comme s’il n’y avait d’issue que la résilience ou la rébellion. Cependant, elle va être amenée à se rendre compte que, loin d’être réduite à un épouvantail, elle peut aussi être une force inspiratrice et apporter, même dans cette population à laquelle elle se croit étrangère, de la lumière.
Alors, pour que les deux cultures qui s’entrechoquent puissent enfin s’appréhender, c’est au rang des individus qu’il faut redescendre. Des individus qui ne sont plus contrôlés par leurs croyances, mais qui doivent au contraire en prendre la responsabilité, et prendre conscience de comment elles les affectent intimement. Pour Myung, le véritable enjeu de l’intrigue est donc moins d’obtenir une validation de la part de son ancienne communauté – issue souhaitable, mais qu’elle ne contrôle pas entièrement – que d’accepter ses propres origines afin de pouvoir accepter et affirmer la dualité qui l’habite. L’apothéose de Peafowl se produit ainsi dans une scène de danse à travers laquelle elle parvient enfin à conjuguer sa culture d’origine et sa culture d’adoption, pour n’en déployer un art que plus fertile et personnel. Son rayonnement devient alors celui d’un être complexe et complet.
Cette scène finale est l’incarnation très sensible et concrète de l’aboutissement de ce récit initiatique – car pour la danseuse, il s’agit bien de s’initier à sa propre histoire. Elle synthétise ainsi à merveille la trame narrative de Peafowl, que Byun Sung-bin a su nourrir d’une grande richesse thématique sans jamais, pour autant, s’égarer dans ses ramifications. Le film parvient à trouver tout à la fois la bonne distance avec ses personnages et la bonne densité dans le traitement de son sujet pour séduire sans devenir obtu ni paraître moraliste. Hae-jun s’empare alors de l’image pour nous livrer une interprétation radieuse, qui est comme la clé permettant de décoder tout le reste. La générosité du résultat est, alors, assurée.
Lila Gleizes
Peafowl de Byun Sung-bin. 2022. Corée du Sud. Projeté au FFCP 2023