AMAZON PRIME – Shin Kamen Rider de Anno Hideaki : Astroid

Posté le 1 août 2023 par

Avec Shin Kamen Rider, disponible sur Amazon Prime, Anno Hideaki nous propose une nouvelle adaptation d’un monument de la culture populaire japonaise. Il semble ainsi conclure sa trilogie (pour l’instant) sur les images de son enfance, et sur les symboles qui, selon lui, ont incarné ces figures.

Takeshi Hongo se réveille et découvre qu’il a été transformé en un cyborg hybride de sauterelle. Devenu le Masked Rider, il doit combattre la mystérieuse organisation maléfique Shocker pour protéger l’humanité tout entière.

Dès les premières secondes de Shin Kamen Rider, nous sommes plongés dans l’urgence, et le rythme d’une action qui semble abstraite avant de prendre forme. Anno nous connecte à la vision du héros naissant Kamen Rider. Takeshi Hongo (Ikematsu Sosuke) devient dans les premières minutes de l’œuvre cette icône sans le savoir, sans le vouloir. Comme une malédiction, et comme toutes les figures héroïques, dérivées des figures messianiques, il incarne un pouvoir par le lien transcendantal qu’il aurait avec le reste du vivant et au-delà. Ce corps et donc ce regard cyborg qui est désormais le nôtre a comme créateur/père, Tsukamoto Shinya. Anno assume pleinement les ambitions esthétiques et symboliques d’un tel choix. Nous comprenons plus tard, par l’utilisation des séquences en point de vue subjectif que c’est la question qu’affronte Anno dans cet opus : comment un individu aussi particulier peut-il incarner le tout ? Les points de vue dans Shin Kamen Rider sont explorés comme autant de régimes d’images ou de dispositifs de figuration pour nous faire ressentir que les affrontements qui rythment l’œuvre dans un premier temps ne sont pas des antagonismes mécaniques propre à la fiction, mais la transformation en fiction des luttes au sein du vivant. Ishinomori Shotaro, créateur de Kamen Rider et d’autres œuvres séminales de l’imaginaire japonais contemporain, est la figure la plus iconoclaste et subversive du corpus de Anno Hideaki. Contrairement à Tsuburaya Eiji ou à Honda Ishiro, c’est un produit des années 60, dans ses visions extrêmes et paradoxales de l’émancipation sociale. Il l’est également surtout dans son imaginaire qui mixe des interrogations et réflexions bouddhistes, des considérations technologiques et techniques, et toujours dans une veine libertaire, anti-autoritaire voire anarchiste. Ce serait une version plus transgressive et kaléidoscopique de Tezuka Osamu. C’est dans ce mouvement que Anno inscrit son œuvre. Comme le dit l’un des personnages dans un flash-back, « le « je » (I) est une création de la science moderne » en parlant au robot IA, bien nommé « I ».  La première partie de l’œuvre est donc une succession de confrontation des différents « je », incarnés par les « aug », des créations cyborg qui ont des pouvoirs d’insectes, et les tempéraments en accord aux modalités d’existence de ces derniers. Par les échos des luttes microscopiques du monde animal à travers les insectes, Anno nous rappelle que la violence est inévitable dans l’organisation du vivant ; elle est l’organisation même. Du moins, elle l’est dans un monde d’instinct et de prédation. Et c’est en passant du « je » au « nous » que Shin Kamen Rider devient beaucoup plus intéressant que la réappropriation de l’esthétique télévisuelle, parfois peu inspirée, pourrait le laisser croire.

La deuxième partie de l’œuvre est bien sur marquée par la mort, qui comme dans Shin Ultraman est le symbole du basculement au cœur du geste de Anno, qui refuse de laisser mourir ses images d’enfance. Après la mort de sa guide, Ruriko (Hamabe Minami), Takeshi Hongo/Kamen Rider découvre les messages posthumes de cette dernière sous la forme de vidéo lorsqu’il met son casque de « Kamen ». Alors que le casque nous est montré dès la première séquence comme porteur des images de la violence du monde et de la cruauté dont fait preuve notre héros, puis nous est indiqué comme un catalyseur de la pulsion de mort qui rendrait Takeshi Hongo plus agressif durant les combats, il devient soudain un objet de partage. Il porte l’émotion d’une relation inachevée, du moins des souvenirs de cette dernière. Ce qui représente l’unicité du Kamen Rider, et qui paradoxalement lui enlève le visage de son humanité, le cache, est désormais la chose qui la révèle. C’est aussi ce qui porte le point de vue d’une autre personne. Kamen Rider n’est plus un simple héros, il devient dès lors un prisme, par lequel se reflète l’ensemble des espoirs et des souffrances de l’humanité entière. Il est donc logique qu’il rencontre son double négatif qui, par le même effet de dissociation puis de réunion avec lui-même, devient son alliée. Au détour d’une réplique, il nous est suggéré que le prana, l’énergie au cœur des pouvoirs de Kamen Rider s’obtient grâce à son costume qui se nourrit littéralement de tout ce qui respire, du mouvement, donc de la vie elle-même. C’est l’héritage de Ishinomori qui utilise le concept hindou de prana, que Anno traduit en forme cinématographique par son kaléidoscope d’images dans un premier temps et ses jeux de subjectivités, mais aussi par ses grands mouvements notamment lors du combat des doubles. La caméra entre dans une sorte de ballet en lévitation faisant écho aux images déjà existantes, en leur donnant le souffle du cinéma. Il affronte ainsi la question des simulacres et de la commercialisation d’un tel imaginaire depuis plus de 40 ans avec la réactivation des éléments subversifs de l’œuvre. Il tente justement de s’affranchir des formes codées autant du cinéma que de la télévision pour proposer un mélange qui serait le vrai cœur du personnage de Ishinomori, ou du moins celui avec lequel le cinéaste a grandi.

Chose assez singulière avec le cinéaste, et peut-être inédite dans l’histoire du cinéma à une telle envergure, c’est que Anno Hideaki fait vieillir les œuvres qui l’ont constitué. Il ne s’agit pas de célébrer un passé fantasmé, il s’agit dans une logique aussi mortifère, révoltante et mélancolique, de faire presque mourir ses images d’enfance avec lui, en leur donnant un dernier éclat. Les trois œuvres sont comme hantées par l’ombre, les échos et les traces de leur créateur respectif mais aussi par le deuil d’une forme d’utopie dont Anno était pourtant le chantre. L’homme derrière l’œuvre qui a aujourd’hui une aura quasi-religieuse pour deux ou trois générations, Evangelion, tente de réintroduire ces œuvres dans le réel. Alors qu’il a lui-même provoqué le refus du monde par une sorte d’adolescence éternelle avec Evangelion, le cinéaste, probablement à l’aune de sa propre mort, fait une sorte de 180 degrés, et veut nous montrer l’importance de l’art dans nos existences sociales, politiques et matérielles : Shin Godzilla comme satire politique et critique d’un Japon sous tutelle à tous les niveaux, Shin Ultraman comme critique de la confusion d’un monde perdu dans les images fausses où il faudrait retrouver ses sens autant que son sens, et Shin Kamen Rider comme métaphysique de notre passé et futur dans les cycles du vivant et l’unité du réel. Il n’est donc pas étonnant que le combat final se déroule devant un papillon géant, lequel rejoue un affrontement mythologique entre les frères ennemis, qui sont paradoxalement à bout de souffle. C’est l’une des grandes séquences fascinantes de Shin Kamen Rider, ce climax qui déjoue le spectaculaire, pour un combat presque enfantin entre le aug papillon original, le zéro, autant celui qui marque le début d’une suite que comme la forme du chiffre qui symbolise le rond des cycles infinis et immuables de vies et de morts, et les deux Kamen Rider. Les héros qui se battent contre leur miroir, dans le vide, perdent leur propre énergie vitale car l’ennemi était une illusion. La chrysalide qui cache (Kamen) laisse place au papillon qui peut s’envoler au gré du vent. Le casque ne cache plus, il permet au contraire de mieux voir, comme ce plan devant la mer que les deux Kamen répètent comme une rime, la première fois dans le deuil, la seconde dans la célébration d’une double renaissance. Bien sûr, il y a une vision romantique à l’œuvre, bien sûr, il y a toujours cet héritage chevaleresque. Mais c’est surtout dans la réalisation de sa propre finitude et de la nôtre, comme d’un appel à l’action pour le meilleur, que le roi des otaku est touchant. L’horizon des rêves d’enfant est limité comme impulsion pour un changement réel et il reste l’étrange mélancolie d’un homme qui croit toujours au pouvoir caché de l’art comme un souffle. « Le vent se lève, il faut tenter de vivre ».

Kephren Montoute

Shin Kamen Rider de Anno Hideaki. 2023. Japon. Disponible sur Amazon Prime.