MCJP – Jeu de famille de Morita Yoshimitsu

Posté le 18 mai 2023 par

La Maison de la Culture du Japon à Paris (MCJP) consacre une rétrospective au réalisateur Morita Yoshimitsu, l’occasion de découvrir une œuvre riche, passionnante, subversive et encore injustement méconnue hors du Japon. On évoque The Family Game, premier succès de Morita qui offre là une minutieuse entreprise de destruction du modèle de réussite nippon.

Dans une famille typique de la classes moyenne japonaise, le fils cadet est rebelle aux études. Inquiets que leur enfant ne puisse entrer dans un bon lycée pour intégrer plus tard une bonne université, ses parents lui alloue un tuteur. Mais celui-ci a des méthodes très particulières d’enseignement et la vie de famille va s’en trouver bouleversée.

The Family Game est une fable sacrément subversive sur le modèle familial japonais. Le récit (adapté d’un roman de Honma Yohei) fonctionne comme une sorte de pendant inversé du Théorème de Pier Paolo Pasolini. Un élément perturbateur va se glisser dans la cellule d’une famille de classe moyenne japonaise non pas pour servir de révélateur de leurs tares et la faire imploser, mais au contraire les figer de plus belle dans les rôles que la société leur a assignés. Yoshimoto (Matsuda Yusaku) est un professeur particulier engagé pour relever les notes catastrophiques de Shigeyuki (Miyagawa Ichirota), enfant cadet de la famille Numata. Le réalisateur impose immédiatement un dispositif formel fondé sur la répétitivité des environnements, des inserts, cadrages et situations qui reviendront tout au long du récit. Au sein du foyer, la salle à manger sert aux rares moments d’accalmie et de complicité, alternant avec la chambre de Shigeyuki et de son frère aîné Shinichi (Tsujita Junichi), théâtre des échappées rêveuses de ces derniers ou alors moments d’étude studieux. A l’extérieur, les scènes de classe travaillent cette même répétitivité avec une caméra parcourant les travées de la pièce où règnent animosité, rivalité et humiliations (tant des élèves entre eux que des professeurs) aux moments douloureux de la restitution des copies du dernier examen. Les contre-plongées sur les cours de sport, les plans larges du terrain abandonné où Shinichi subit les agressions de ses camarades après les cours, tout cela dessine un environnement figé dans lequel la jeunesse fait figure de pions perdant ou gagnant destinés à reproduire le modèle de leurs parents.

Le professeur Yoshimoto va constituer un vrai grain de sable dans ce cadre normé. La métronomie de la mise en scène de Morita instaure une forme d’étrangeté plutôt que de normalité où une attitude, un geste, un élément de décor ou une idée formelle (ce fondu enchaîné presque invisible faisant apparaître des mains sur le visage de Shigeyuki) installe une tonalité décalée. Les protagonistes sont anormalement « normaux » dans la bizarrerie de certaines situations. La mère de famille (Saori Yuki) reste étonnamment impassible lorsque Yoshimoto inflige une gifle retentissante faisant saigner du nez son élève récalcitrant de fils. C’est une sorte de cliché de la japonaise soumise et effacée tandis que le père (Juzo Itami) correspond à celui du salaryman usé et déserteur du foyer. Yoshimoto en devient ainsi tout puissant mais le film n’est pas là pour vanter les vertus d’une éducation à la dure. Au contraire, le professeur flatte les bas-instincts du jeune Shigeyuki (Miyagawa Ichirota génialement perché et ahuri), cette violence ponctuelle étant un stimulus inhérent à un autre cliché du « management » sévère à la japonaise (tout en installant un homoérotisme latent) qui réveillera notre héros pour les mauvaises raisons. C’est en voyant la réaction contrariée de ses harceleurs face à ses notes en progrès que Shigeyuki met du cœur à l’ouvrage, mais son manque d’ambition et désintérêt pour les études n’ont pas changé au vu de ses choix d’orientations scolaires médiocres (et plus en adéquation avec son niveau désormais plus élevé). Tous les personnages semblent des pantins que Morita tire vers l’absurde dans les scènes intimes, où de manière distante à travers les nombreuses vues du panorama urbain, lieu de leur existence dérisoire.

Les situations livrent l’illusion d’une émancipation avec les supposés changements amenés par le mentor Yoshimoto, le dispositif filmique évoqué plus haut reste invariablement le même, donnant l’impression d’une agitation passagère, d’une illusion. Lorsqu’on échappe à ce carcan pour scruter la vérité des personnages, c’est pour constater que même la notion d’amour est très relative au sein de cette cellule familiale. Au détour d’une discussion, on comprendra que le mariage tient à une grossesse non désirée et que la mère regrette l’amusement de sa jeunesse et des responsabilités prématurées. Le père y échappe par le prétexte de sa nature de salaryman, et la mère au foyer y est contrainte par sa présence constante obligatoire, mais de manière absente, désincarnée. Seul le personnage du frère aîné semble apte à s’émanciper, séchant les cours de sa classe préparatoire, errant sans but plutôt que de suivre la ligne toute tracée qui l’attend. Les parents ne manifestent d’ailleurs un semblant d’autorité que quand les enfants s’écartent où ne semblent pas capables de s’inscrire dans ce schéma social préétabli, d’où l’engagement du tuteur ou le sursaut de paternité plus affirmée envers Shinichi à la fin.

Matsuda Yusaku est fabuleux dans ce rôle de professeur pince sans rire, tour à tour père fouettard ou complice dont la mine placide et le phrasé rustre installe d’emblée cette tonalité « autre ». Oshima Nagisa était un grand admirateur du film et effectivement, cela rappelle la nature conceptuelle de ses brûlots les plus incisifs des années 60. C’est également amusant d’avoir Itami Juzo dans le rôle du père, puisque dans ses réalisations à venir (The Funeral (1984), Tampopo (1985) ou Minbo ou l’art subtil de l’extorsion (1992)) il usera aussi de cette veine nonsensique (mais avec un côté plus grand public) pour dénoncer certains maux de ses contemporains japonais. La conclusion est magistrale avec une scène de repas dont le dérèglement des comportements filmés en plan-séquence fixe en fait une Cène progressivement traversée par la démence pure. La dernière image, de nouveau en plan-séquence, traduit de façon littérale et audacieuse cette notion de pure illusion de ce que l’on a pris pour une rébellion, une affirmation. Un grand film qui anticipe les mentalités de la bulle économique japonaise (la réussite matérielle comme liberté illusoire alors que le modèle social reste le même) dans le microcosme familial. Le film sera un grand succès public et critique (élu meilleur film de l’année par la critique japonaise) qui lancera la carrière de Morita Yoshimitsu.

Justin Kwedi.

The Family Game de Morita Yoshimitsu. Japon. 1983. Projeté à la Maison de la Culture du Japon à Paris

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