Film majeur du cinéma chinois continental de ces dernières années, Un Grand voyage vers la nuit du prodige Bi Gan est à voir dès à présent sur MUBI !
Après avoir fui Kaili durant plusieurs années, Luo Hongwu (Huang Jue) est contraint d’y retourner pour retrouver Wan Qiwen (Tang Wei), un amour passé qui l’obsède. Ce simple postulat permet au jeune cinéaste de développer une œuvre flottante qui oscille entre le présent, les souvenirs et les rêves. La mise en scène se compose en majorité de longs plans aussi bien fixes qu’en mouvement, qui laissent le temps aux images de nous inonder. Petit à petit, le dispositif du cinéaste se dévoile, et les images coulent en nous doucement dans une grande structure narrative qui dessinerait un tableau. Bi Gan nous offre des pièces d’un puzzle, telle la mémoire fragmentée de son corps principal qui résonne avec celle de son cœur brisé à l’origine même de sa quête. On a l’impression de se laisser porter par ses séquences qui nous fascine par leur mystère premier, celui de déchiffrer les images qui sont souvent aqueuses ou évanescentes, ou fantomatiques. Il y a souvent de l’eau, de la fumée, ou des sources de lumières qui attrapent le regard et qui de ce fait nous plonge déjà dans un état de fascination. Puis il y a le mystère second, celui (peut-être vain ?) du sens. Les images riment bien entre elles, mais à quoi riment-elles ? C’est par cette fascination progressive devant ses images que le cinéaste nous emmène au plus profond de l’esprit de son Luo Hongwu, mais également dans les profondeurs du cinéma.
Dans Kaili Blues, Bi Gan s’inspirait du Sutra du diamant pour exprimer l’ensemble des évènements qui rythmaient le métrage. Dans Un Grand voyage vers la nuit, il poursuit cette expérimentation spirituelle à travers les moyens cinématographiques les plus primitifs autant que les plus contemporaines. Le Sutra du diamant est une réflexion sur l’impermanence et la vacuité jusqu’à l’éveil. En ce sens, le monde ne cesse de changer, et les états de ce monde également. Le montage du cinéaste de Kaili travaille cette impermanence, on ne sait jamais vraiment ou l’on est, ni le degré d’existence de ce que nous voyons. Nous sommes confrontés directement à cette fuite du temps et de la réalité. L’œuvre nous le fait également comprendre par des symboles, aussi bien les horloges que l’omniprésence de l’eau, qu’il n’y a pas de temps car il n’y a pas de linéarité. Les images se confondent dans un flux qui est celui de la pensée de son personnage, mais surtout de la perception du spectateur. Dans cette impermanence, seul le corps subsiste, celui de Luo Hongwu mais également celui de la femme qui hante ses paysages mentaux. Car si le temps est une illusion, ce dernière existe dans un espace dans lequel se meuvent les corps qui s’attirent. Cet espace, c’est celui de Kaili, la ville fantasmée de la jeunesse du protagoniste, et du réalisateur. Puis cet espace mental qui est celui où existent les souvenirs, les images, donc le cinéma.
En ce sens, le plan-séquence prodigieux de la seconde partie du film met en exergue la dualité de l’espace. Le cinéaste nous plonge dans l’ultime rêve de son protagoniste, qui serait également une œuvre de cinéma. Nous errons, tout comme lui, en faisant l’expérience de la vacuité du temps ou le passé, le présent et même un éventuel futur coexistent sous la forme de moments, d’objets, de traces d’existences. Bi Gan nous offre le cinéma comme un rêve éveillé, éveillé physiquement mais également spirituellement. Ce plan-séquence, par son approche sensible et immersive grâce à l’utilisation d’une 3D formidable, touche l’épiphanie. Nous ressentons cette inquiétante étrangeté, ce sentiment indicible, ce sublime propre à la révélation de notre finitude à l’aune du silence du monde qui n’existe qu’à travers nos expériences. C’est un voyage dans la nuit du cinéma, celle qui nous laisse rêver que nous pouvons vivre éternellement tant que le film continue.
Si le jeune cinéaste chinois réussit une telle expérimentation, c’est par une sorte d’alchimie miraculeuse, un syncrétisme singulier de différentes formes qui ont fait les facettes du cinéma chinois. Il ne cache pas ses références et sa structure, il y a le romantisme exacerbé que l’on trouvait dans un cinéma formaliste hongkongais (Wong Kar-wai), la poésie prosaïque et moderne qui a fait la nouvelle vague taïwanaise (Sylvia Chang et Lim Giong font partie du projet) et les tableaux de la Chine contemporaine sur laquelle s’est construite l’esthétique de la sixième génération (Lou Ye, Jia Zhang-ke, Wang Bing…). A l’instar d’autres jeunes cinéastes mondiaux qui ont grandi à travers les images autres et mixtes, donc avec internet, Bi Gan mélange naturellement les esthétiques et les visions. Alors que l’on pourrait croire que cette génération ne hiérarchise plus les images qui apparaissent toutes au même niveau dans une fenêtre d’écran d’ordinateur. Et que le cinéaste avoue avoir vu Stalker en plusieurs parties sur internet, qui est pourtant l’œuvre à l’origine de son premier long-métrage. Il subsiste toujours une sorte de mystique de l’image de cinéma. Et c’est cette matière que travaille cette nouvelle génération, dont Bi Gan est déjà une figure de proue aussi bien dans le cinéma chinois que sur la scène internationale. Un Grand voyage vers la nuit nous montre que le cinéma rêve toujours de nous, mais rêvons-nous toujours du cinéma ?
Kephren Montoute.
Un Grand voyage vers la nuit de Bi Gan. Chine. 2018. Disponible sur Mubi en avril 2023.