Projeté en avant-première au Festival Kinotayo, le film d’animation Saules aveugles, femme endormie de Pierre Földes, est désormais en salles. On se plonge dans ce long-métrage qui adapte à sa guise plusieurs nouvelles du romancier japonais Murakami Haruki pour en donner un récit urbain unique fort.
Un chat perdu, un crapaud géant volubile et un tsunami aident un représentant commercial sans ambition, sa femme frustrée et un comptable schizophrène à sauver Tokyo d’un tremblement de terre et retrouver un sens à leur vie.
Plusieurs cinéastes ont tenté d’adapter Murakami Haruki pour le grand écran, comme Ryusuke Hamaguchi avec Drive My Car en 2021. Seulement, la plupart du temps, ce sont ses œuvres dites plus “réalistes”, comme La Ballade de l’impossible, qui sont portées à l’écran. Ses autres œuvres, telles que Kafka sur le rivage ou Le Meurtre du commandeur, éminemment plus symboliques, aux apparitions fantasmagoriques irréelles, jouant avec les frontières du rêves et de l’illusion, semblent résister à l’adaptation cinématographique. Au mieux on en fait des adaptations radiophoniques car ces récits mettent au défi quiconque aimerait en donner une représentation visuelle. Et pourtant. Il semblerait bien que Pierre Földes ait brisé ces barrières à coup de techniques d’animation nouvelles, et d’un sens de la construction narrative propre.
Adaptant six nouvelles du romancier japonais, ce long-métrage aurait pu se tourner vers la forme du film à sketches, ce qu’il ne fait pas. Les différentes histoires sont alors entrelacées pour former un récit unique qui fait sens. Il fait sens non seulement d’un point de vue narratif, mais surtout au regard de l’œuvre de Murakami, comme si ces histoires étaient faites pour coexister ensemble. N’est-ce pas là la définition d’une Œuvre littéraire ? Un ensemble de récits cohérents qui se répondent les uns les autres ? Nous retrouvons entre autres une cohérence thématique avec ces trois personnages centraux qui sont différentes déclinaisons de ce qu’est la solitude urbaine, thème ô combien murakamien. Ce film prouve encore une fois qu’une adaptation réussie ne réside pas dans le fait de suivre à la lettre le matériel littéraire, mais avant tout d’avoir compris le sens qu’il prône.
Ici, on retrouve notamment ce rapport profond et mélancolique à la solitude, de manière si prégnante qu’elle en devient contagieuse. Une solitude urbaine si dense, que même entourés, très entourés, les protagonistes sont toujours seuls, et le film nous en fait sentir le poids. Telles des ombres (l’animation joue largement sur les effets de transparence), ils errent dans la ville, en quête, en attente aussi, de sens à leur existence. Même quand le destin frappe à grands coups de sabots, de catastrophes et d’apparitions magiques, ces individus sont toujours perdus et en questionnement, la solitude chevillée au corps. Aussi, une grande place est donnée aux apparitions magiques, pattern récurrent des ouvrages de Murakami. Elles sont l’incarnation matérielle de métaphores ou d’idées (cf. Le Meurtre du commandeur) qui accompagnent les personnages dans leur état solitaire. Ils ne servent pas réellement de catalyseur au développement des personnages comme cela pourrait l’être dans une narration classique. Ce sont avant tout des compagnons de route et de pensée. Ils cheminent ensemble un temps dans leur existence pour essayer de mieux la cerner. Dans ce cheminement, les personnages n’ont pas de but en tant tel. Pendant le film, nous les prenons en cours de route dans leur vie et à la fin nous les laissons au bord du chemin qu’ils continueront d’arpenter. Dans cet état d’esprit murakamien, Saules aveugles, femme endormie, de la même façon qu’il n’a réellement ni début ni fin, est un film qui pose des questions sans jamais y répondre. Cela rend ce film passionnant car il y a matière à réflexion et à interprétation étant donné qu’il ne nous livre aucune réponse sur un plateau d’argent. Encore faudrait-il que ces réponses existent. Libre à chaque spectateur d’accueillir ces questions en suspens comme il le souhaite. En somme, Pierre Földes a parfaitement compris ce qui faisait le sel de l’œuvre de Murakami Haruki, ce que traduit bien son agencement non-linéaire des récits, ainsi que le développement de ses thématiques à travers les personnages (solitude, rapports homme-femme, sens de l’existence, etc.).
Pour autant, n’oublions pas que Saules aveugles, femme endormie est plus qu’une adaptation réussie d’un bon élève qui aurait compris et aimé la littérature de Murakami. C’est aussi une véritable proposition artistique à part entière. Par le savoir-faire artistique, et l’invention de sa propre technique d’animation, le réalisateur offre un film singulier, qui ne ressemble à aucun autre. L’identité esthétique, l’objet film animé, réside dans cette nouvelle expérience d’animation. Elle joue sur les effets de transparence, les porosités entre ses couches superposées, et parfois des effets de couleurs inversées. Une animation ouverte à la manière de ce que veut être le long-métrage. Ce film est un film ouvert, dans ce qu’il raconte comme dans son animation. Il ne laisse pas son spectateur passif car il l’invite à aller de l’avant, et se veut inspirant. Contrairement à un film qui serait un tout fermé narrativement et plastiquement, celui-ci est une ouverture, une impulsion à aller au-delà de l’œuvre elle-même en poursuivant par exemple les sujets existentiels qu’il pose. Elle pose un terreau fertile qui n’attend qu’à germer.
Saules aveugles, femme endormie a donc su s’emparer parfaitement de son matériel de base pour devenir un film aux couches multiples, de dessins et d’interprétations, qui nous invite à questionner et à se questionner. Un seul conseil : le voir et le revoir.
Rohan Geslouin
Saules aveugles, femme endormie de Pierre Földes. 2022. France, Luxembourg, Pays-Bas, Canada. En salles le 22/03/2023