VIDEO – La Bête élégante de Kawashima Yuzo

Posté le 6 mars 2023 par

Badlands met en lumière la filmographie méconnue du cinéaste japonais Kawashima Yuzo, et plus particulièrement les trois films de sa collaboration avec la star Wakao Ayako. On évoque La Bête élégante, exercice virtuose de huis-clos anticipant Parasite et Une Affaire de famille.

Dans le Japon de l’après-guerre, les fourberies d’un couple et de ses enfants qui, pour jouir du bien-être du monde moderne, se livrent à des escroqueries en tout genre.

Dans ses deux précédentes collaborations avec l’actrice Wakao Ayako au sein du studio Daiei, Kawashima Yuzo s’était fait le peintre d’un Japon d’après-guerre rongé par le matérialisme et l’individualisme dans Les Femmes naissent deux fois (1961). Le Temple des oies sauvages nous montrait dans le cadre traditionnel d’un temple bouddhiste que ces mauvais penchants remontaient plus loin que la seule influence occidentale. Dans les deux cas, la société se divisait entre les dominants insatiables et les dominés conditionnés à être corruptibles, dans des œuvres subtiles où le propos savait se faire cinglant sans être appuyé. La Bête élégante creuse ce sillon à l’os, dans une épure formelle et narrative virtuose sur un scénario de Shindo Kaneto (réalisateur de L’île nue, 1960 et Onibaba, 1964).

La Bête élégante est en effet un huis-clos où les situations et personnages concentrent tous ces maux. La différence est que l’ironie latente est cette fois plus explicite et le ton penche vers la franche comédie. Comme souvent chez Kawashima, les travers de ce Japon oscillent entre deux époques. Les parents de la famille Maeda qui ont connu les drames, privations et un enrôlement militaire forcé du Japon défait sont désormais prêts à tout pour survivre et ne plus revivre ce dénuement, y compris corrompre leurs enfants. Ces derniers, le fils Minoru (Kawabata Manamitsu) et sa sœur Tomoko (Hamada Yuko) ne reculent quant à eux devant rien pour goûter à tous les plaisirs matériels que permet le Japon du boom économique. Le passé douloureux du père (Ito Yunosuke) et de la mère (Yamaoka Hisano) et le présent hédoniste des enfants vont donc constituer le ciment de cette famille vouée à la malversation.

Kawashima procède par strates pour aller de cette famille vers un mode de pensée s’étendant à l’ensemble de la société japonaise. L’hilarante scène d’ouverture voit les parents rendre l’intérieur de leur appartement plus misérable qu’il ne l’est réellement afin de duper les futurs visiteurs victimes d’une arnaque de leur fils. Ce n’est qu’après le départ des importuns et l’arrivée du fils que l’on comprend que tous étaient de mèche et ont partagé la somme dérobée. L’introduction de la fille nous révèle que l’appartement même n’est qu’un cadeau de l’amant nanti de celle-ci, véritable vache à lait des Maeda en échange des charmes de la cadette.

L’absence de menace sur ce quotidien précaire repose sur le fait que tout ce petit monde se tient en respect par les informations et leviers que les uns ont sur les autres. Tout le monde est à la fois gagnant et perdant dans cet enchevêtrement de duperies où personne n’est innocent. Le patron volé de Minoru a lui-même faussé ses comptes pour les beaux yeux sa comptable Yukie (Wakao Ayako) qui a de son côté séduit Minoru pour qu’il commette son forfait. L’espace de l’appartement des Maeda, dans une narration très théâtrale, est donc le cadre de cet avilissement généralisé. Pour signifier le schisme et les intérêts personnels divisés de tous les protagonistes, Kawashima multiplie les cadrages, compositions de plan et travail sur les lignes de fuite de l’architecture de l’immeuble qui soulignent la division régnant entre eux. Le placement des caméras révèle par son incongruité (un plan filmé depuis une cuvette de toilette), son indécence (cette contre-plongée sous la robe de Tomoko), son jugement (les plongées inquisitrices sur les discussions d’argent houleuses) et sa distance (les plans d’ensemble sur l’intérieur de l’appartement vus depuis l’extérieur), les sphères fangeuses dans lesquelles on évolue et dont personne ne ressort indemne.

Kawashima pose un cadre familial faussement traditionnel qu’il fait imploser régulièrement. Cela passe par des dialogues vachards entre parents et enfants où il faudra vite oublier les visions de piété filiale et dévotion parentale auxquelles a pu nous habituer le cinéma d’un Ozu. La mère typiquement (et « clichesquement ») japonaise et en retrait n’en encourage pas moins sa fille à vendre son corps, le père tout aussi grotesquement digne et stoïque n’invective son fils que parce qu’il ne lui a donné qu’une part infime du butin de son dernier forfait. On a ainsi tour à tour une symétrie de plan traduisant une séparation traditionnelle du foyer japonais lorsque les hommes et les femmes sont séparés à l’image dans des pièces différentes, puis une séparation générationnelle lors d’une composition montrant les parents mangeant assis à l’avant-plan quand les enfants s’adonnent à une danse rock furieuse à l’arrière-plan. La photo stylisée de Munekawa Nobuo travaille subtilement les ruptures de tons et d’ambiances, renforçant l’artificialité de l’environnement et la superficialité des personnages. L’extérieur est une abstraction dans la loupe posée sur ce microcosme, hormis ces moments où Kawashima superpose passé et présent avec les résidus du Tokyo dévasté et sa modernité triomphante signifiée par le bâtiment des Maeda vu dans son entier. On doit en effet cette construction à Maekawa Kunio, architecte japonais formé par Le Corbusier, et grand artisan dans la transformation urbaine de Tokyo durant les années 60/70.

En épurant à ce point son regard, Kawashima se déleste aussi de toute l’émotion que pouvait amener sous la couche de cynisme les personnages incarnés par Wakao Ayako. De femme subissant pour survivre le désir des hommes dans les deux films précédents, elle retourne froidement le rapport de force en séduisant puis jetant tout membre de la gent masculine utile à ses intérêts. La seule part d’incertitude que s’accorde le réalisateur réside dans ces fascinantes séquences lors desquelles l’escalier menant chez les Maeda devient un véritable espace mental et onirique où, le temps d’un instant suspendu, les personnages s’autorisent l’introspection et le doute quant à leurs terribles actions. Une œuvre captivante et originale qui fait vraiment regretter que le destin ait prématurément interrompu l’œuvre de Kawashima – qui ne réalisera que deux autres films avant de décéder accidentellement à 45 ans.

Bonus

Présentation (28 min) par Bastian Meiresonne qui revient en profondeur sur l’originalité visuelle du film et l’importance du chef opérateur Murai Hiroshi sur les films précédents, dont les indications contribuèrent à la réussite du huis-clos de La Bête élégante. Il évoque le moment social dans lequel se situe le récit pour le Japon entre le souvenir de la guerre et l’abandon aux valeurs capitalistes, de nombreux exemple narratifs et formels à l’appui.

Kawashima, l’héritage : Troisième partie du documentaire carrière autour de Kawashima où l’on retrouve les mêmes intervenants, Clément Rauger, Christophe Gans et Bastian Meiresonne. Ils reviennent sur le style feutré du réalisateur qui l’a rendu moins identifiable que ses contemporains frondeurs comme Masumura, Ichikawa, ce qui le rendait difficilement « vendable » par les studios à la critique et aux festivals internationaux. Ils évoquent sa dernière partie de carrière, les circonstances de sa collaboration à Daiei et avec Wakao Ayako et parlent de sa place majeure désormais auprès des cinéphiles japonais.

Justin Kwedi

La Bête élégante de Kawashima Yuzo. 1962. Japon. Disponible en combo DVD/Blu-ray le 03/03/2023 chez Badlands.

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