MUBI – Blissfully Yours d’Apichatpong Weerasethakul

Posté le 2 septembre 2022 par

Dernière sortie asiatique en date sur MUBI, Blissfully Yours est le second long-métrage de l’incontournable réalisateur thaïlandais Apichatpong Weerasethakul. Dans ce voyage langoureux au cœur de la forêt, le récit préfigure du reste de sa filmographie et plus particulièrement de Tropical Malady, à bien des égards.

Min est un immigré birman, qui ne peut pas parler pour ne pas se révéler. Ayant contracté une maladie de la peau, il est emmené chez un médecin par sa fiancée Roong et Orn, une femme plus âgée. Orn cherche à avoir un nouvel enfant avec son mari, alors que leur précédent s’est noyé. Prétextant d’avoir la malaria, Roong sèche le travail pour une virée en pique-nique dans la forêt avec Min, où ils y feront tendrement l’amour. De son côté, Orn couche avec un ouvrier dans les bois.

Blissfully Yours démarre de manière sèche, dans un cabinet médical, quasiment in medias res pendant l’examen. Quiconque est familier avec le cinéma de Weerasethakul reconnaît déjà sa manière de capturer les discussions de la vie courante en plan fixe et en champ-contre-champ, dans des lieux du quotidien. Le générique apparaît tard, sur une chanson pop délicieuse, et alors se déploie vraiment tout l’intérêt du film, témoignant de la capacité du réalisateur à mener une rupture au sein de son récit. Cela, on le retrouvera dans Tropical Malady, où le milieu de la narration, la romance, est interrompu par un carton évoquant une mythologie et déviant l’intrigue vers une quête mystique au cœur de la jungle. Blissfully Yours comme Tropical Malady partage la caractéristique de cette rupture médiane, à ceci près que la partie romantique est la première de Tropical Malady alors qu’elle est la seconde de Blissfully Yours. Apichatpong Weerasethakul joue à imbriquer ses thématiques, ses genres, par segment.

Ce second film de Weerasethakul s’attarde sur tout ce que l’humain a de primaire, dans le sens de « premier ». L’amour, le sexe, le besoin de procréer, la maladie, se positionner au sein de la nature : tout est devant nos yeux. Le cinéaste parvient sans détour, de manière franche et nette, à définir l’humain dans ses besoins physiologiques. Le réalisateur thaïlandais n’aura de cesse d’évoquer cette thématique dans sa filmographie, que ce soit l’homme face à une nature sauvage dans Tropical Malady, et d’une manière générale les plans forestiers de la Thaïlande. Plus subtilement, ce rapport à la nature et à la culture a quelque chose de politique et de spirituel qui se retrouvera dans Oncle Boonmee et Cemetery of Splendour de manière frontale. Là où Blissfully Yours est un ensemble simple, brut et complet, ces deux autres films en sont des déclinaisons plus précises.

Mysterious Object at Noon, le premier long-métrage du cinéaste, était en noir et blanc. En passant à la couleur, il fait arborer à la Thaïlande ses plus beaux atours naturels, chose qui restera dans tout son cinéma. Car la qualité principal de Blissfully Yours demeure plastique : la beauté de la forêt, la place des sons, où l’entremêlement des corps lors des séquences érotiques sont autant d’éléments esthétiques parfaitement séduisants, à la limite de l’hypnose. Dans le documentaire Flowers of Taipei à propos de la nouvelle vague taïwanaise, Weerasethakul est interrogé et fait état de l’inspiration que lui a procuré le cinéma taïwanais, plus précisément sa portée contemplative et somnifère, et le calme qu’il apporte à l’esprit. Ceci se retrouve entièrement dans Blissfully Yours, En mêlant le concept de physiologie, la beauté de l’environnement et en appuyant la vertu sensorielle des sons et des images, Weerasethakul parvient à peindre une toile magnifique et intelligente, qui ne s’encombre pas de propos trop verbeux et laisse toute sa mesure à l’image et les idées qui en découlent – peut-on dire, le cinéma dans de qu’il a de plus essentiel. À cela, il s’octroie une petite entorse, à savoir les textes et les dessins de Min apprenant le thaï, imprimés sur l’image du film, qui permettent une variation graphique du plus bel effet.

Dès son second film, le cinéma d’Apichatpong Weerathakul est dans sa forme finale. Un cinéma vert, amoureux, sensoriel, une vue du monde agréable malgré les menaces avec lesquelles il faut composer – comme ici la maladie. Sous hypnose, nous nous laissons bercer au travers de cette romance forestière…

Maxime Bauer.

Blissfully Yours d’Apichatpong Weerasethakul. Thaïlande. 2002. Disponible sur MUBI