ARTE.TV – Les Éternels de Jia Zhang-ke

Posté le 10 juin 2022 par

Pour ceux qui n’auraient pas découvert Les Éternels, film de Jia Zhang-ke sorti en 2019 dans nos salles obscures, il est possible de se rattraper sur Arte !

Les Éternels semble conclure un cycle pour Jia Zhang-ke. Il nous offre une œuvre qui pourrait contenir toutes les autres si nous nous laissons bercer par sa quête poétique qui n’est pas une quête de sens, mais de sensations. Le dernier film de fiction du cinéaste chinois ressemble à ses deux précédents, mais pourtant l’œuvre n’a pas la même résonance. Dans le mouvement circulaire qui berce le monde, le cinéma de Jia Zhang-ke a finalement fait un tour complet. Et c’est là que repose la beauté, voire la pureté du titre internationale : Ash is the Purest White.

Nous suivons Qiao (Zhao Tao) éperdument amoureuse de Bin (Fan Liao), un gangster, sur une vingtaine d’années. Les amants s’attirent puis se repoussent dans un espèce de ballet cruel que le cinéaste étale sur deux décennies comme le souvenir d’une chanson d’amour dont la mélodie résonne d’autant plus fort que les souvenirs s’estompent. Jia Zhang-ke quitte les dispositifs des deux films précédents, aussi bien dans la segmentation explicite des séquences que dans le changement esthétique selon les époques. Il y a dans cette œuvre une volonté de suivre le sentiment amoureux comme un espèce de fil fantôme qui lierait les périodes et les situations de la vie au-delà de toutes les autres considérations. Comme si l’amour, du moins sa recherche, serait la seule chose qui pourrait définir l’organisation de toute une vie. Le cinéaste joue avec les rimes visuelles pour souligner cela : malgré le temps et les douleurs, les choses ne changent pas. Des scènes du début du métrage refont surface avec des rapports différents, mais dans le même mouvement de caméra. Quand on joue au jeu de l’amour, peu importe son rôle, la mécanique du jeu nous emprisonne dans son trouble. Les corps des deux acteurs parlent pour exprimer une relation qui n’a de sens que pour ceux qui la vivent. Comme dans Phantom Thread de Paul Thomas Anderson, le cinéaste chinois ne tente pas de percer le secret du trouble amoureux, mais seulement de dresser un portrait de l’impact de ce dernier dans la vie d’une femme.

 

Le métrage s’organise autour de plans-séquences qui laissent exister les deux corps à travers des situations de tension. La beauté de la démarche de Jia Zhang-ke est que l’atmosphère qui se déploie dans ces séquences parlent pour l’ensemble de la relation. Ainsi, on voit comment Qiao intègre le monde des gangsters chinois par amour, dans une sorte d’initiation très calme à l’utilisation d’une arme. La violence n’est pas explicite, elle ne vient pas vraiment de l’action. Elle se diffuse dans le film (à partir d’une violence physique extrême, point de basculement) par le jeu de Zhao Tao dont le visage mélancolique exprime une douleur sourde à l’aune de son vieillissement. Les gros plans sur les mains expriment également les changements de rapports entre les personnages. On se tient la main, on se passe les mains, et des fois on y met une bouteille d’eau. Le métrage se déploie par différentes émotions qui traversent en filigrane les images que construisent Eric Gautier, le directeur de la photographie. On est à la fois triste pour Qiao après sa sortie de prison, mais en même temps en colère contre son amant et également concerné par sa survie après le vol de son argent. Ces émotions se superposent car le corps existe dans un plus grand espace, il est fragile, et le travail sur la lumière et la profondeur de champs poussent le métrage vers une sorte de vertige existentialiste qui va lorgner vers le fantastique, donc une sorte de poésie.

 

Malgré tout cela, l’œuvre est très cohérente après les deux derniers long-métrages de son auteur. Il y a une errance poétique qui se joue. Le cinéaste, à travers la quête amoureuse, nous propose de voyager dans une Chine fantasmée, et une Chine beaucoup plus réaliste. C’est dans ces moments que la beauté subreptice du film nous attrape. Entre une histoire d’amour dans un train ou une jeune femme qui va chercher son père saoul à l’usine, Jia Zhang-ke laisse exister des bribes de films possibles dans son métrage. On pense au segment de A Touch of Sin ou à la mélancolie elliptique de Au-delà des montagnes, mais pas seulement. C’est comme si le cinéaste revenait à la captation des moments de vie comme des tableaux de la Chine contemporaine qui sont à l’origine de son cinéma. On pense aux voyous de Unknown Pleasures ou à la solitude de Zhao Tao dans The World. Le métrage invoque l’ensemble des fantômes de la filmographie de son auteur, Qiao n’est donc pas à la recherche de son amant, elle est simplement perdue dans les images de Jia Zhang-ke, son mari. C’est également de ce regard dont il est question. Comment filmer un corps que l’on a déjà vu, dont nous avons déjà des images. On tente de réinvoquer les images du passé, tel Qiao qui veut éternellement rejouer son idylle. On ne peut que se tenir à l’espoir que les images du passé changeront la vision du future, et pourtant… Comme Qiao/Zhao Tao dans le dernier plan, on se retrouve prisonnier dans un temps suspendu, celui qui existe entre les souffrances passées, et l’incertitude du futur. Et parfois, ce moment pur où existe l’amour peut paraître éternel.

Kephren Montoute.

Les Éternels de Jia Zhang-ke. Chine. 2018. Disponible sur ARTE