VIDEO – Le Diable n’existe pas de Mohammad Rasoulof

Posté le 15 avril 2022 par

L’auteur du beau Un Homme intègre poursuit, avec Le Diable n’existe pas, film ambitieux et fragmenté, Ours d’Or en 2020, une œuvre courageuse et singulièrement politique. Le film est disponible en DVD et Blu-Ray depuis le 5 avril chez Pyramide Video. Texte par Sidy Sakho ; Bonus par Elvire Rémand.

Comment Mohammad Rasoulof, cinéaste iranien dont on connaît les persistants démêlés avec son gouvernement, peut-il encore aujourd’hui réaliser un film aussi ambitieux, d’une telle durée (2h30) et autour d’un sujet aussi délicat, pour sa propre situation comme celle de ses collaborateurs, que la peine de mort ? C’est au moins l’une des questions que l’on se pose avant, pendant, et après la vision du Diable n’existe pas. Composé de quatre sketchs (« fragments », moins connoté, serait un mot plus adéquat), le film se veut un accompagnement de trajectoires distinctes, dont le lien n’est pas une évidence, autour donc d’un sujet dont Le Pardon traita récemment avec puissance. Le risque du film fragmenté étant bien sûr de ne pas savoir gérer l’alternance, la succession non articulée de récits autonomes, Rasoulof a fait le choix bénéfique de la diversité de styles et d’ambiances.

Naturaliste, la première partie nous présente Heshmat, homme d’une quarantaine d’années, dans son quotidien de bon mari et père de famille attentif, via une succession de scènes courtes exposant une vie bien ordinaire. Avant que les dernières de cette bonne trentaine de minutes lèvent le voile sur sa profession en un enchaînement de plans proprement glaçant. Suit un tout autre monde, où l’on partage, dans un dortoir de prison cohabité par au moins six hommes, les tourments du jeune Pouya, appelé, dans le cadre de son service militaire, à effectuer dans quelques heures sa première exécution. Le novice ayant planifié une évasion nocturne avec sa fiancée Tamineh, on devient observateur de la naissance d’une rébellion, à ses risques et périls. Lui aussi appelé, le beau Javad a obtenu une permission pour rejoindre dans une maison de campagne, à l’occasion de son anniversaire, sa promise, la magnifique Nana. Après la légèreté des retrouvailles, la confrontation avec une vérité insurmontable, dont il est responsable, rabat totalement les cartes de leur destin commun. Enfin, Darya, étudiante en médecine d’origine iranienne élevée en Allemagne, vient passer quelques jours chez son oncle Bahram et son épouse Zaman. Séjour finalement révélateur d’une vérité remettant toute sa vie en jeu.

C’est un choix de rester flou dans la recension des détails de ces fragments, tant la réussite du film tient précisément à sa faculté à cultiver une incertitude, le doute quant au cheminement de chaque récit. Si un spectateur attentif peut certes anticiper ce que les personnages ignorent encore, le cinéaste parvient plus d’une fois à nous détromper. Ce titre, Le Diable n’existe pas, dit bien que les choix souvent radicaux, jamais anodins de ses protagonistes principaux ne tiennent pas à la seule division entre bonnes et mauvaises intentions, innocence et culpabilité. On peut certes avoir un rejet soudain pour un personnage jusqu’ici plutôt « respectable » (Heshmat par excellence, Javad dans une moindre mesure) ; admirer Pouya tout en constatant que son acte individuel aura fatalement des répercussions sur la vie de tous les témoins et complices plus ou moins directs de son projet de fuite. Mais ce qui fait de Rasoulof un bon cinéaste et du Diable n’existe pas, sinon un chef-d’œuvre (le dialogue peut parfois être trop explicite, certaines résolutions assez déceptives), au moins un film tenant largement la distance de son ambition, c’est une foi totale dans les rudiments de la mise en scène : frontalité, alternance intuitive des échelles de plans, foi dans la durée, la stase, le mouvement. L’incarnation.

BONUS

Présentation par le réalisateur (1min30) :  Rasoulof, alors sous le coup d’une condamnation en Iran, parle très brièvement de son nouveau film. Le thème initial du film portait sur la prise de responsabilité individuelle, thème universel, et non forcément sur la peine de mort. Il en profite pour remercier ses complices, qui l’ont aidé à tourner le film.

Rencontre avec Mohammad Rasoulof (7min) : étant assigné à résidence, le réalisateur n’a pas pu se déplacer pour un entretien. Il s’agit donc ici d’images enregistrées lors d’une rencontre par webcam lors de la 49e édition du Festival La Rochelle Cinéma, en juillet 2021. Le cinéaste revient sur la censure en Iran qui vise à faire peser une chape de plomb sur les artistes. Rasoulof estime que la censure le considère comme un exemple à ne pas suivre et envoie ce message clair à ceux qui souhaiteraient suivre son chemin. Il parle ensuite du réalisateur Abbas Kiarostami, qui a influencé toute une génération de réalisateurs iraniens. Concernant Le Diable n’existe pas, Rasoulof s’est en parti inspiré de ce qu’il connaît pour bâtir le scénario : il a tourné son 1er film dans une prison et a été incarcéré après son 3e film ; c’est un univers qu’il maîtrise.

Le film vu par Bamchade Pourvali (25min) : l’universitaire et critique de cinéma revient sur les circonstances de tournage puisque le réalisateur était interdit de tourner. Officiellement, ce n’est pas lui qui a tourné le film mais ses assistants, qui ont demandé les autorisations. D’ailleurs, le film, bien que tourné dans des conditions particulières, respecte le code de la censure, pour ne pas mettre en danger les acteurs, et surtout les actrices. Pourvali revient sur la peine de mort en Iran, thématique qui revient souvent dans le cinéma iranien. Toutefois, Le Diable n’existe pas aborde des questions rarement vues ailleurs, comme le délit d’opinion (dans le 3e segment). Les 4 histoires du film appartiennent à 4 styles différents : chronique sociale/tranche de vie, action/film d’évasion, mélodrame amoureux, mélodrame familial. Le film est non seulement construit, dans son ensemble, par ces 4 segments, mais également par la cinématographie, qui fait place aux plans serrés en ville, au début, pour finir par des plans plus large, en pleine nature. Le critique soulève la critique faite sur le manque d’importance des personnages féminins dans ce film. Or, un symbole s’il en est, les femmes portent toutes des prénoms courants en Iran mais qui ont un sens (Razieh signifie satisfaite, Tamineh veut dire force, Nana pour amante…).

Le Diable n’existe pas de Mohammad Rasoulof. Iran. 2020. En DVD et Blu-Ray chez Pyramide Video le 05/04/2022