MUBI – By the Time It Gets Dark d’Anocha Suwichakornpong

Posté le 4 avril 2022 par

Quelques temps après Krabi, 2562 (2019), MUBI semble poursuivre son focus sur la fascinante réalisatrice Anocha Suwichakornpong avec By the Time It Gets Dark (2016), objet filmique pour le moins étrange et précieux témoin de l’histoire récente mouvementée de la Thaïlande. À découvrir sur la plateforme depuis le 25 mars 2022.

Voici les histoires entrelacées de plusieurs personnages : une réalisatrice et sa muse qui était une militante étudiante dans les années 1970, une serveuse qui ne cesse de changer d’emploi, un acteur et une actrice. Leurs vies sont vaguement reliées par des fils presque invisibles.

Dès les premières secondes, By the Time It Gets Dark invite son audience à ralentir son rythme cardiaque comme pour s’abandonner pleinement aux images qui vont suivre. Le bruissement de la nature cantonne l’expérience à la contemplation, mais il ne faut pas s’y fier. L’extérieur lumineux laisse place, dans un mouvement de contraste, à l’intérieur d’un bâtiment où la violence la plus pure est en action. Des militaires humilient sans concession des dizaines d’élèves plaqués au sol. Il s’agit du massacre de l’université Thammasat, perpétré le 6 octobre 1976 par les forces de l’ordre et des bandes paramilitaires d’extrême-droite sur un cortège de manifestants.

L’heure est alors à la mémoire. Anocha Suwichakornpong la construit sur plusieurs niveaux métafictionnels, en commençant par un film qu’une jeune cinéaste souhaite réaliser sur une survivante de la tragédie, à partir de son témoignage. Mais ce dernier est confus, morcelé, pénible à extérioriser, et a subi les ravages du temps. Les fragments de souvenir du traumatisme investissent dès lors le métrage et en dictent la direction esthétique. En ce sens, By the Time It Gets Dark rappelle le Cemetery of Splendour (2015) d’Apichatpong Weerasethakul. Tout devient très atmosphérique, cotonneux, comme si le caractère par essence abstrait et évanescent du souvenir se muait dans les formes. Par son rythme excessivement lent, ainsi le film plonge-t-il le spectateur dans un état de concentration relative, durant lequel chaque émotion de l’expérience se trouve paradoxalement décuplée. Sa force, comme simultanément sa faiblesse, est en conséquence sa décomposition défiant toute logique et son abandon total au sensoriel.

Le cinéma thaïlandais contemporain est au demeurant truffé de ce devoir de mémoire, et il a une façon très particulière de le mettre en images. Manta Ray (2018) de Phuttiphong Aroonpheng s’attelait à un exercice semblable avec la mémoire des Rohingyas, entre sobriété extrême, souffrances inavouables et baumes spirituels. By the Time It Gets Dark traduit quant à lui la complexité de faire un film par celle de se livrer, de poser des mots et, par extension, des images, sur son expérience. Lorsqu’un personnage meurt, quelle importance pour le spectateur ? Ce n’est somme toute qu’un personnage, mais pas pour ceux du récit, qui nous invitent à pénétrer leur monde le temps d’un film afin de ressentir ce qui doit y être ressenti. Il s’agit là d’une forme alternative de fiction, dont les frontières ne sont pas brouillées par le documentaire comme il se dit régulièrement, mais par le réel. Une scène de boîte de nuit sera donc tout autant une forme de catharsis pour les protagonistes que pour nous, en quête de cette réconciliation narrative. Alors seulement, quand la respiration s’harmonise avec les images qui défilent à l’écran, et que la concentration capitule face à leur flux, le métrage révèle sa sensibilité.

Une fois de plus, MUBI nous gâte de tellement de perles rares du bout du monde que le mot chance ne rend pas suffisamment compte de celle que l’on a de pouvoir les découvrir. By the Time It Gets Dark d’Anocha Suwichakornpong est disponible sur la plateforme depuis le 25 mars 2022.

Richard Guerry.

By the Time It Gets Dark d’Anocha Suwichakornpong. Thaïlande. 2016. Disponible sur MUBI.

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