La 16ème édition du Festival du Film Coréen à Paris (FFCP) a ouvert sa section Paysage avec Ten Months. En prenant le sujet de la maternité à rebours des codes attendus, Namkoong Sun livre une comédie dramatique piquante et attachante.
Mi‑rae poursuit avec ambition sa carrière de développeuse de jeux vidéo dans une start‑up. Déterminée et indépendante, rien ne semble pouvoir arrêter son ascension… jusqu’au jour où elle découvre qu’elle est enceinte. Cette grossesse accidentelle va bouleverser sa vision du monde, mais aussi radicalement changer la façon dont la société la perçoit.
A l’instar de la grossesse de son héroïne, Ten Months est venu de manière quasi-accidentelle dans le parcours de Namkoong Sun. En effet, la réalisatrice était en train d’écrire un projet de film post-apocalyptique quand sa propre grossesse l’a décidé à changer de cap et à se lancer dans ce récit à la fois très personnel et d’une actualité brûlante. La maternité, et plus généralement, la place de la femme dans la société est devenue un sujet de prédilection du cinéma indépendant de ces dernières années. Pourtant, rares sont les œuvres qui choisissent de le traiter avec l’ironie sensible que déploie Namkoong Sun dans ce premier long-métrage prometteur. Se tenant à bonne distance du pathos social et son atmosphère de rigueur, la cinéaste joue de situations souvent caustiques et de dialogues ciselés pour nous plonger dans le cataclysme intime qui se déroule au fil des semaines de cette gestation dont l’issue est bien plus redoutée qu’attendue.
Tout en maintenant une bonne dose d’humour, voire une certaine légèreté, le film ne gomme en rien la violence du processus traversé par son personnage principal. Au contraire, Namkoong Sun approche son sujet avec une grande honnêteté, sans chercher à relativiser l’ampleur de la déflagration de ce fœtus en gestation, le bien-nommé Chaos, dans l’existence de ses personnages, ainsi que tous les compromis et dommages collatéraux que celui-ci entraîne. A travers son héroïne, Ten Months épingle une société coréenne embourbée dans ses contradictions, que ce soit sur le statut ambivalent de l’avortement (qui donne lieu à d’excellentes scènes de comédie) ou dans la vision glaçante qui est donnée de la famille, maniant les rapports de pouvoir jusqu’à la destruction de toute aspiration ou individualité (particulièrement frappant dans la trajectoire du petit-ami de Mi-rae, personnage à la fois émouvant et pathétique, dont on assiste à la déchéance jusqu’à la folie). La mise en scène reflète tout ceci, passant d’une ambiance lumineuse, plutôt enlevée, à un cadre plus minimal allant jusqu’à emprunter au genre dans une scène de confrontation dans une ferme d’élevage porcin.
La réussite du film tient aussi, et surtout, à un ancrage déterminé autour de son héroïne (campé avec assurance par Choi Seung-un) à chaque étape de ce parcours initiatique qui n’est pas tant un apprentissage de la maternité à marche forcée, qu’un passage à l’âge adulte face aux compromis auxquels se confronte la réalité du monde. Ainsi, la réalisatrice donne autant à voir les ambitions et la ténacité de Mi-rae, que ses doutes et ses erreurs de jugement. Elle n’est pas toujours sympathique, un peu égoïste, et elle préfèrerait largement ignorer sa situation plutôt que de l’affronter, avant de décider, au vu des circonstances, de ne pas la laisser l’engloutir toute entière. Autour d’elle gravitent des personnages à l’écriture tout aussi soignée, qui viennent nourrir la réflexion de la perte de l’identité se trouvant au cœur du récit. Au-delà du rôle de mère en devenir, le personnage n’est même pas au clair sur ce point, le film dresse un portrait de femme contemporaine dans sa difficulté à assumer tous les aspects d’une personnalité qu’il serait socialement plus simple d’étouffer ou de sacrifier, par facilité ou par résignation.
Le propos est riche et si la première partie introduit habilement tous les éléments de la déconstruction à venir, le film souffre d’une baisse de régime dans sa deuxième partie sans que l’on sache vraiment en identifier la cause. Nullement aidé par les interstices un peu artificiels qui jalonnent le film, le récit s’éparpille un peu trop et n’évite pas quelques répétitions et maladresses de développement, avant de se rattraper dans une dernière partie qui ménage des moments d’émotions assez surprenants, tels qu’une discussion nocturne avec l’obstétricien moins obtus que prévu, le troublant monologue de la riche amie nouvellement mère et, bien sûr, sa séquence finale qui a l’intelligence de proposer une issue légèrement en suspens et profondément émouvante.
Finalement, Namkoong Sun n’est peut-être pas si loin de son plan initial. En faisant de Ten Months son premier long-métrage, elle a réalisé sa propre variation apocalyptique faites d’explosions des certitudes, de quelques illusions perdues et de chemins que l’on n’aurait jamais pensé suivre. On ne verra probablement jamais la version de départ mais on se satisfera volontiers de celle-ci, en attendant la suite du parcours de la cinéaste.
Claire Lalaut
Ten Months de Namkoong Sun. 2020. Corée. Projeté au FFCP 2021.