Sélection officielle des Cannes Classics 2021 et prochainement distribué en salles dans une version restaurée 4k par Carlotta Films, L’Étang du Démon fait partie des films de Shinoda Masahiro sur les légendes et le folklore japonais. Il est initialement sorti en 1979.
Province d’Echizen, été 1913. En route vers Kyoto, le professeur Yamasawa traverse un village frappé par la sécheresse, perdu au milieu des montagnes. À proximité se trouve l’étang du Démon, objet de superstitions de la part des habitants. En effet, si la cloche du village ne sonne pas quotidiennement, le dragon retenu au fond de l’eau serait libéré et provoquerait un déluge mortel. L’arrivée de Yamasawa chez Akira et Yuri, le couple chargé de faire respecter cette tradition immuable, va bientôt mettre en péril cet équilibre…
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Le Japon, entre tradition et modernité (xptdr)
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Shinoda adapte ici une pièce de théâtre kabuki d’Izumi Kyoka, écrivain à succès du début du XXè siècle qui a, à plusieurs reprises, versé dans le fantastique en mettant en scène des femmes démons, comme c’est le cas dans L’Étang du Démon, œuvre typiquement inscrite dans son époque. En 1913, le Japon est entré dans l’ère Taisho (1912-1926), soit une accélération de l’ouverture de l’archipel au monde extérieur, initiée sous l’ère Meiji (1868-1912), avec une « modernisation » à marche forcée : industrialisation, développement urbain et diffusion des idées philosophiques et artistiques européennes au sein de l’intelligentsia. Les croyances et légendes nippones sont peu à peu remises en question par la critique kantienne, le positivisme comtien, l’empirisme britannique et (mais guère abordées ici) les idées politiques socialistes.
Les deux protagonistes de L’Étang du Démon sont inscrits dans ce chamboulement idéologique : Yamasawa est professeur de botanique, rationnel, mais garde en lui une inclination pour le folklore japonais en passant ses congés à parcourir le pays, tel un aventurier (dont il porte les attributs archétypaux : tenue de « touriste » européen, couvre-chef colonial et gourde d’eau à la ceinture) tel un chercheur de légendes. Il ne garde pas moins un fond de superstition : il avoue être un adepte de la pensée bouddhiste shinshu et croit réellement en l’existence des démons. Entre rationalité et superstition, son cœur balance au gré des circonstances. Son comparse Akira n’est pas en reste : homme de lettres, il s’est exilé près de l’étang du Démon pour recueillir et archiver les légendes régionales, tel Anatole le Braz qui a rassemblé des chansons, contes et légendes populaires bretonnes dans son recueil La Légende de la mort chez les Bretons armoricains. Archiver les légendes pour ne pas qu’elles disparaissent. Mais Akira a fait le vœu d’être lui-même le gardien d’une de ces légendes : faire sonner trois fois par jour une cloche pour empêcher la disparition sous les eaux d’un village, pourtant menacé d’extinction par des sécheresses chroniques.
Fins lettrés et produits de la modernité scientifique, Yamasawa et Akira restent soumis à leur inclination irrationnelle et folklorique. En cela, L’Étang du Démon (la pièce de théâtre et le film) est un œuvre transitoire : le transitoire de la brève ère Taisho, parenthèse moderniste extrême, et le transitoire du monde des êtres humains, à la fois en lutte contre et soumis à la volonté des dieux. C’est la voie que choisit Akira, qui se soumet à un destin pour éviter la « victoire des dieux » : sonner une cloche trois fois par jour. Pauvre humain, c’est en prenant le parti des dieux, en se soumettant à leur puissance et en les laissant submerger le village qu’il parviendra à la transcendance et à entrer, lui-même, dans la légende. La libération et la transcendance par l’autorité et le pouvoir absolus des dieux.
Ajoutons enfin à cette ambiance syncrétique 1910, l’apport de la musique de Tomita Isao, une adaptation au synthétiseur Moog de Prélude à l’après-midi d’un faune de Claude Debussy, chef-d’œuvre atmosphérique, adapté du poème bucolique de Stéphane Mallarmé et mettant en scène des personnages légendaires. Cette symphonie au Moog renforce avec brio le surnaturel du film, passerelle entre le symbolisme fin-de-siècle français et le contemporain des années 60-70 (entendre l’utilisation de la musique au Moog par Wendy Carlos dans Orange mécanique de Stanley Kubrick ou dans le space rock).
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Du Theatrum Mundi au Monde flottant
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Dans sa mise en scène, Shinoda reprend les codes du théâtre kabuki, essentiellement dans la séquence du Dieu Dragon et de ses yokai, explicitement tournées en studio dans des décors délibérément « faux » et carton-pâte, avec éclairage criard, un maquillage extrême et grossier et des costumes bon marché des personnes, surtout pour les yokai « poisson » et « crabe ». Shinoda ne cherche pas à inclure ces personnages mythologiques dans le monde « réel » (mais finalement faux car il s’agit d’un film, rappelons-le), le spectateur voit immédiatement (et littéralement) la « scène » (un sol en dur très lisse alors que ces démons sont censés se mouvoir dans une nature parallèle, invisible des humains).
Shinoda est coutumier de cette distanciation théâtrale et de cette exagération artificielle de la mise en scène : dans Double Suicide (1969), les accessoiristes sont partie prenante du film, dans un geste brechtien, se mouvant dans les décors aux côtés des acteurs principaux et les guidant dans leurs actions. Dans Himiko (1974), film sur les origines légendaires du Japon, toutes les scènes sont jouées en intérieur dans des décors théâtraux excessivement épurés et factices.
Cette mise en scène distanciée rejoint la notion de Theatrum Mundi, la vie comme une pièce de théâtre où les êtres humains jouent un rôle défini à l’avance par les dieux ou le dramaturge et ne sont que des pantins qui accomplissent leur destinée. Une notion élaborée dès l’Antiquité chez les Grecs et remise au goût du jour dans la pensée européenne de la Renaissance par des dramaturges comme Shakespeare ou Calderon. Chaque époque voit apparaître ou disparaître des notions philosophiques qui l’arrangent. Le Theatrum Mundi est l’écrin parfait pour une Weltanschauung (conception du Monde) en mutation. Ce n’est pas un hasard s’il est réapparu en Europe à une époque de bouleversements scientifiques et philosophiques majeurs et de la découverte du Nouveau Monde. Un même bouleversement va donc toucher le Japon et Shinoda lui-même. Lecteur : rendez-vous dans deux paragraphes pour une explication plus étayée.
Le théâtre dans le théâtre, le Theatrum Mundi, la vie comme un jeu, rejoint la tradition bouddhiste du « Monde flottant », dans son acception originelle (le monde illusoire des humains avant la renaissance dans un autre monde) mais aussi dans sa signification plus spécifique dans le Japon de l’époque Edo (1603-1868), à savoir la vie urbaine dans les quartiers de plaisir, les salons de thé et les théâtres… Les plaisirs fugaces et illusoires de la vie en société. Un monde flottant mise en scène par Shinoda en 1970 dans Les Aventures de Buraikan, scénarisé par un autre révolté, Terayama Shuji, où il est question de libération des mœurs dans le quartier des plaisirs de Tokyo en 1842, en écho au Japon des années 1960. Un Japon nihiliste décrit avec nihilisme par Shinoda.
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Dai Nippon Teikoku Nihilismus
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Le cinéma de Shinoda est malheureusement peu cité lorsqu’on évoque le Japon des années 60, du moins en France où l’on cite surtout Oshima, Yoshida, Imamura voire Wakamatsu. C’est qu’il faut (re)voir ses premières œuvres, de véritables brûlots très énervés avec ses anti-héros amoraux et désabusés, volontiers autodestructeurs. Vous pouvez lire quelques « pistes » dans ces chroniques de Jeunesse en Furie (1960) et Les Larmes sur la crinière du lion (1962).
Le nihilisme des premiers films de Shinoda est né du questionnement du rapport entre l’humain et le divin. Où se placer et comment se représenter un monde où les dieux mythologiques ont disparu ? Mieux : comment vivre et que croire alors que l’Empereur du Japon, en 1945, après la défaite et la destruction d’une partie du pays, a officiellement renoncé à ses pouvoirs divins ? Shinoda, 15 ans à l’époque, a d’ailleurs confessé qu’il avait alors envisagé le suicide. Quelle place et quel rôle pour les pauvres humains si la soumission à un ordre divin est niée ? Se soumettre au pur matérialisme de la société de consommation en plein essor à l’après-guerre ? Aux idéologies politiques aboutissant aux pires horreurs ? Profonde remise en question de la Weltanschauung de Shinoda. Ses premiers films sont alors à considérer comme de la révolte pure. Une révolte métaphysique qui trouve un écho dans les troubles socio-politiques des années 60 : mouvements étudiants contre les Etats-Unis et la société de consommation, essor du marxisme… des temps troubles d’autodestruction des valeurs morales et religieuses.
Au cours des années 1960-70, Shinoda a peu à peu délaissé les sujets de l’époque contemporaine pour se tourner vers le passé et les légendes du Japon. L’Étang du Démon fait partie de cette exploration dans l’histoire et la psyché du pays. Son rejet total des institutions, notamment politiques et militaires, est visible à la fin du film, en la personne du parlementaire de la Diète, être vile cachant mal sa pleutrerie et excitant les bas instincts de la foule. Finalement anarchiste assumé, Shinoda n’achèvera-t-il pas son œuvre en 2003, dans Spy Sorge, par la chanson Imagine de John Lennon ?
Marc L’Helgoualc’h
L’Étang du Démon de Shinoda Masahiro. Japon. 1979. Prochainement en salles.