Un couvre-feu, des mystérieuses disparitions, des maisons de sûreté et du trafic de drogues : bienvenue dans Midnight in a Perfect World de Dodo Dayao, sélectionné au Neuchâtel International Fantastic Film Festival (NIFFF). Une réflexion sur la situation politique des Philippines, la paranoïa et la mince frontière entre réalité et hallucinations. C’est un film d’épouvante.
Manille, futur proche dystopique : la capitale est régulièrement sujette à d’étranges coupures d’électricité, des « blackouts », qui surviennent aléatoirement dans ses rues après minuit. Quiconque se trouve dans les zones touchées semble disparaître mystérieusement, arrêtées par des escadrons policiers. Une nuit, quatre amis en possession de drogues, errent dans les rues en plein « blackout ». Une seule solution pour éviter l’arrestation : se réfugier dans une « safe house », une des ces « maisons de sûreté » qui, selon une légende urbaine propagée sur les réseaux sociaux, essaiment la ville. Des maisons sans fenêtres, coupées du monde extérieur… mais aussi de la réalité ?
Dodo Dayao s’est fait un nom en 2014 avec Violator, un film de fin du monde dans un commissariat de police, baigné de surnaturel et d’effroi. Six ans plus tard et après plusieurs productions TV, Dayao revient au long métrage en gardant une atmosphère surnaturelle et onirique. Il imagine une Manille dystopique qui mélange la Manille de l’ère Marcos, soumise à la loi martiale entre 1972 et 1981, et la Manille contemporaine de l’ère Duterte, où la lutte anti-drogues et la traque aux opposants politiques entraînent des milliers de morts et d’étranges « disparitions »…
Il n’est donc guère étonnant que la drogue soit un élément omniprésent de Midnight in a Perfect World. Une drogue étrange, la Magic Star, permet à son consommateur de s’échapper du monde réel et de vivre dans des hallucinations décrites comme fantastiques par les trafiquants… mais assez terrifiantes. Des bad trips où des monstres humanoïdes crachent des fluides visqueux qui ressemblent à du pétrole ou s’attaquent à la population comme des anges exterminateurs… un escadron onirique et déjanté qui fait écho aux forces de police et aux milices qui courent les rues de Manille, la nuit, à la recherche de narco-trafiquants ou de badauds outrepassant le couvre-feu. Les « blackouts » décrits dans le films sont bien sûr à comprendre sur deux niveaux de lecture : les coupures d’électricité qui plongent la ville dans le noir et sonnent le glas des fêtards, et les trous de mémoire dus aux prises de Magic Star. Petit clin d’œil au Blackout d’Abel Ferrara au passage.
La paranoïa, fille légitime de la dictature et de la drogue
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Tout le film est placé sous le signe de la paranoïa, émanation directe de la situation politique des Philippines et de la prise de psychotropes.
On l’a dit : la dystopie du film s’inspire de la période martiale de Marcos et de la période contemporaine de Duterte, à la tête du pays depuis 2016, médiatisé pour ses propos et mesures controversés. Si ce dernier œuvre pour développer les infrastructures du pays, limiter l’exploitation minière et rendre accessible le système de santé aux plus pauvres, il reprend avec une morgue toute post-moderne les apparats du dictateur (qu’il se revendique d’être) : arrestation, disparition et assassinat d’opposants politiques, soutien de milices para-militaires et d’une police corrompue pour éliminer les narco-trafiquants… (mais aussi les simples consommateurs ou tout ce qui se trouve autour…). Le tout enrobé d’outrance verbale, de démagogie et de bêtise, une fusion pinoy de Liam Gallagher, Thierry Roland et Didier Lallemant. La dictature a déjà été moquée dans le cinéma philippin : la cruauté physique et psychologique et le ridicule d’une fraternité étudiante dans Batch ’81 de Mike de Leon, à la toute fin de l’ère Marcos (et cette scène viscontienne de travestissement de cabaret qui fleure bon Les Damnés), ou, récemment, Halte de Lav Diaz et son dictateur puéril assoiffé de sang.
Midnight in a Perfect World s’approche plus du film de Mike de Leon car il n’évoque jamais explicitement la dictature. Mais elle est omniprésente dans l’esprit du spectateur et dans les craintes des protagonistes, effrayés par des escadrons policiers qu’on ne voit jamais et inquiets des disparitions inexpliquées de leurs amis. Ils sont en pleine paranoïa d’un danger invisible mais qu’on pressent… et qui s’alimente par des témoignages publiés sur les réseaux sociaux et consommés avec avidité, incrédulité et fantasme par les protagonistes, les yeux rivés sur la lumière bleutée de leur téléphone, objet clef du film. Le téléphone portable : à la fois objet de communication mais aussi collecteur de données personnelles ultime, outil d’espionnage avec consentement et qui cause souvent la chute du narcotrafic. Le téléphone portable ou la plus grosse balance 2.0.
Ce qui nous amène à la seconde source de paranoïa du film : les psychotropes. Ici la fameuse Magic Star, mystérieuse drogue qui peut nous déconnecter de la réalité. Qu’est-ce qui est réel et qu’est-ce qui relève de l’hallucination dans Midnight in a Perfect World ? Au spectateur de se faire son idée dans ce jeu de piste et d’identité qui n’est pas sans rappeler les fictions de Philip K. Dick (Simulacres, Substance Mort…), auteur lui-même complètement paranoïaque à partir des années 70, en plein délire mystico-amphétaminé, vivant avec des hippies, se méfiant de tout le monde et doutant de la réalité même. Une paranoïa propre aux junkies qui naviguent entre deux états (avec et sans drogue) et qui s’étend aujourd’hui aux gogos complotistes perdus dans leur désert mental peuplé d’oasis chimériques (probablement des hologrammes de séquences tournées par David Lean en 1961) mais ceci est une autre histoire.
Marc L’Helgoualc’h
Midnight in a Perfect World de Dodo Dayao. Philippines. 2020. Sélectionné au NIFFF 2021