Si la nouvelle vague coréenne a explosé à l’international à partir de 1996 avec la découverte des films de Hong Sang-soo, Kim Ki-duk ou Lee Chang-dong, le renouveau a commencé dès 1988 avec des films peu ou pas distribués à l’étranger. C’est cette période charnière que nous présentons ici, avec cinq films emblématiques de cinq réalisateurs alors prometteurs.
En juin 1987, à quelques mois de l’organisation des Jeux Olympiques de Séoul, des manifestations bouleversent la Corée et obligent le gouvernement à ouvrir une période de démocratisation. Le régime militaire prend fin et des réformes sont mises en œuvre pour développer les libertés civiles et organiser des élections. Les réformes toucheront l’industrie cinématographique. Des thématiques alors censurées par le Comité pour l’éthique des spectacles publics pourront être abordées, comme la répression des activistes pour la liberté de penser ou les contraintes judiciaires à l’encontre de personnes ayant un lien familial avec un sympathisant communiste. La création de société de production indépendante est également facilitée.
À partir de 1988, on voit alors l’essor de nouveaux réalisateurs et des films aux scénarios impensables quelques mois auparavant. Voici cinq films emblématiques de cette période, à (re)découvrir : la nouvelle vague coréenne avant qu’elle n’atteigne l’Occident à la fin des années 90. Une période 1988-1994 malheureusement méconnue mais qui n’est pas sans panache.
Quatre de ces films sont disponibles en accès libre sur la chaîne Youtube Korean Film Archive.
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Chilsu et Mansu de Park Kwang-su (1988)
À Séoul, Chilsu et Mansu survivent en peignant des panneaux publicitaires. Chilsu tombe amoureux de Jina, une étudiante qui travaille dans un restaurant rapide, et fait semblant d’être un étudiant en art pour la séduire. La suite du film montera les pérégrinations des deux amis, insignifiants et invisibles au sein de la société coréenne.
Plusieurs thématiques soulevées par Chilsu et Minsu sont intéressantes car elles reviendront dans d’autres films de cette liste : l’attrait de l’Occident, notamment des États-Unis, symbole de la richesse et de la réussite. Habillé d’un tee-shirt à l’effigie du drapeau américain, Chilsu se vante de son prochain au départ aux États-Unis. Pour briller auprès de Jina, il fait également croire que Chilsu revient d’un voyage en France. Tous ces mensonges « géographiques » ont un objectif socio-économique : Chilsu et Minsu sont des pauvres qui peinent à s’embourgeoiser et pour qui une jeune fille éduquée comme Jina est impossible à conquérir. Autre objet de frustration : l’impossibilité pour Minsu d’évoluer dans la société coréenne parce que son père est un prisonnier politique. Une réalité héritée de la dictature militaire et de la féroce lutte anti-communiste.
Cette comédie teintée de messages politiques et sociaux résonne comme un cri de la nouvelle génération, une volonté de régler des comptes avec la Corée des années 80. Ce n’est pas un hasard si ce film est devenu culte et qu’il est souvent cité comme emblématique de la nouvelle vague coréenne.
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Gagman de Lee Myeong-se (1989)
Gagman est le premier long métrage de Lee Myeong-se. Il met en scène Lee Jong-sae, un aspirant réalisateur aux allures chaplinesques (moustache carrée et costard-cravate de rigueur), éperdu de cinéma et persuadé d’être un génie. Il va s’allier à Moon Do-suk, son barbier, et à Oh Sun-young, une hôtesse de bar rencontrée dans un cinéma, pour réaliser son rêve. Mais tout ne se passe pas comme prévu et le trio va délaisser le cinéma pour, tels des Bonnie et Clyde, braquer des banques… avec plus ou moins de réussite !
Si Gagman n’évoque pas frontalement la période de démocratisation de l’époque, il met en scène des personnes déclassées pour qui tout est possible. Ce sont aussi des « enfants » des salles de cinéma et du petit écran. Ce n’est donc pas un hasard si leur imaginaire est emprunt du cinéma hollywoodien dont la diffusion va considérablement se développer en Corée grâce à une modification des quotas d’exploitation des films étrangers. Gagman est une ode au cinéma et à sa capacité à « éduquer » et faire rêver ses spectateurs. Mais ici, les références ne sont pas les films anticommunistes poussés par le gouvernement depuis les années 60 mais les films de gangsters américains : Le Parrain et Cotton Club de Francis Ford Coppola mais aussi Certains l’aiment chaud de Billy Wilder. Tout le film apparaît même comme un cousin asiatique de La Valse des pantins de Martin Scorsese.
Gagman est disponible en libre accès sur la chaîne Youtube Korean Film Archive.
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Portrait of the Days of Youth de Kwak Ji-kyoon (1990)
Dévasté par un premier amour malheureux, Young-hoon se plonge dans les études pour devenir écrivain. À l’université, il fait la connaissance de deux étudiants, l’un désabusé par les idéologies politiques, l’autre fervent militant anti-gouvernemental. Ils finiront tous les deux par se suicider, laissant un Young-hoon en crise existentielle, complètement désaxé une Corée répressive mais qui commence à valoriser la richesse et le matérialisme. Young-hoon décide d’errer à travers le pays, sans argent, pour trouver un sens à sa vie.
Portrait of the Days of Youth fait directement référence à la période de répression des années 80, période à laquelle la police pouvait traquer et mettre en prison des étudiants pour leur activisme politique. À cette répression politique qui entraîne la mort de deux personnages de l’intrigue fait écho le désarroi existentiel du protagoniste : trop pauvre pour s’adapter à ses camarades bourgeois et leur rêve d’argent et d’Amérique, trop malheureux pour aimer une femme. Dans son errance, il rencontrera son premier amour, un repris de justice et une hôtesse de bar au grand cœur, chacun luttant contre ses démons et cherchant un sens à sa vie. Une nouvelle vie dans cette nouvelle Corée. La seconde partie du film n’est pas sans rappeler Road to Sampo, le chef-d’œuvre (et le testament artistique) de Lee Man-hee. Portrait of the Days of Youth sera un succès public et critique : près de 500 000 entrées et les deux plus grandes récompenses aux Grand Bells Awards (l’équivalent des César en France) : meilleur réalisateur et meilleur film.
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The Road to the Race Track de Jang Sun-woo (1991)
Après six ans d’études à Paris, R. retrouve sa femme et ses enfants en Corée mais décide de divorcer pour poursuivre sa relation avec J., qui se refuse à lui. Pendant plus de 2 heures, le spectateur médusé assiste à une succession de dialogues entre R. et J., une logorrhée de reproches, de critiques et d’insultes entre deux intellectuels, préfigurant l’œuvre de Hong Sang-soo. Une révolution dans le mélodrame coréen.
Adapté d’un roman de Ha Il-ji, jeune prodige littéraire coréen, ce film a de quoi étonner par la quantité de dialogues et les réactions des deux protagonistes, notamment R., passablement détestable, qui, après six ans en France, découvre une nouvelle Corée qui l’insupporte. Avec ses nouvelles autoroutes et ses embouteillages permanents, ses grands magasins et ses croix chrétiennes en néon sur les façades d’immeubles, Séoul ressemble à n’importe quelle capitale. Pire : la mentalité et l’hypocrisie coréennes le dégoûtent : matérialisme, culte de l’argent, impossibilité de divorcer de sa femme, mesquinerie de J. qui utilise les articles de R. pour faire décoller sa carrière universitaire, indécision de J. sur sa vie amoureuse… tout est prétexte à des colères et des emportements ravageurs.
Des cinq réalisateurs cités ici, Jang Sun-woo est celui qui a connu le plus de succès à l’étranger, un véritable « agent provocateur » dont le film érotique sadomasochiste Fantasmes a été projeté en 1999 au Festival de Venise. On lui doit également le bukowskien To You, From Me (1994) et Timeless, Bottomless Bad Film (1997), autre scandale de faux cinéma-vérité sur la jeunesse paumée et déglinguée. Ce franc-tireur quittera l’industrie cinématographique après l’échec de Resurrection of the Little Match Girl en 2002, film de science-fiction à grand budget (à l’époque le plus élevé du pays).
The Road to the Race Track est disponible en accès libre sur la chaîne Youtube Korean Film Archive.
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Rosy Life de Kim Hong-jun (1994)
Rosy Life (aussi connu sous le titre La Vie en rose) se déroule au printemps 1987, quelques semaines avant les manifestations démocratiques de juin. L’essentiel de l’action se déroule la nuit dans la librairie de bandes dessinées ouverte par « Madame », belle femme d’une vingtaine d’années. L’endroit est fréquenté par des étudiants, des malfrats et des marginaux qui y passent clandestinement la nuit à peu de frais pour jouer aux cartes, lire des BD et regarder des films piratés, notamment des films érotiques et étrangers (Jackie Chan, Chuck Norris…). Trois hommes sont au centre de l’histoire : Dong-pal, jeune malfrat qui tombe amoureux de « Madame » ; Ki-young, syndicaliste et agitateur politique ; et Eugene, écrivain « dissident » et employé de la librairie.
Dans la Corée répressive de 1987, « Madame » est une bouée de sauvetage pour ces trois hommes en dérive, recherchés par la police, chacun pour des motifs différents : larcin, syndicalisme et propagande anti-gouvernementale. La librairie clandestine, fragile havre de paix, est le lieu d’une culture underground plus ou moins interdite, une culture proto-geek nourrie de BD, de films d’arts martiaux et d’érotisme bon marché. Dans cette toile de fond, on comprend le mal-être des protagonistes et l’impossibilité de s’épanouir.
Kim Hong-jun met notamment en scène une manifestation de rue et des policiers s’efforçant de rechercher des communistes au lieu d’arrêter des criminels dont les méfaits sont avérés. Femme forte, « Madame » est l’héroïne de ce film : à l’image de la Corée de l’époque, c’est une femme meurtrie qui se bat pour les autres, avec résignation, avant de comprendre qu’elle peut aussi s’épanouir et entreprendre. Ce film est comme un Polaroïd du pays en 1987, avec ses tragédies et ses espérances.
Rosy Life est disponible en accès libre sur la chaîne Youtube Korean Film Archive.
Marc L’Helgoualc’h