Sorti en 1990, Ju Dou est le second film de Zhang Yimou comme réalisateur, ainsi que la seconde collaboration avec sa femme d’alors et muse, Gong Li. Après une diffusion sur Arte en 2017, la version restaurée ressort sur nos écrans de cinéma.
Dans la Chine des années 1920, Tiangqing travaille sous les coups de son oncle, un vieux teinturier acariâtre. Ce dernier, veuf deux fois dans des circonstances douteuses, achète une troisième épouse, la jeune Ju Dou, dans l’espoir qu’elle lui donne un fils. La nuit, c’est le cauchemar : le vieil homme la torture. Comme une sorte de refuge face à cette vie d’enfer, le neveu et sa nouvelle tante par alliance, attirés l’un par l’autre, entament une relation adultère. Lorsque l’oncle fait une chute qui le rend handicapé, Ju Dou savoure sa vengeance…
Avec Le Sorgho Rouge (1987) et Épouses et Concubines (1991), Ju Dou forme la trilogie de la couleur rouge de Zhang Yimou. Il travaille sur ce film en coréalisation avec Yang Fengliang, un metteur en scène méconnu en Occident. Le rouge inonde l’image à travers les belles soieries trempées dans le colorant de la teinturerie, manœuvrées par les personnages dans une gigantesque machinerie de bois. À l’instar d’Épouses et concubines, le principal de l’action se déroule en huis-clos, dans une demeure traditionnelle de la Chine rurale, un lieu privé et retiré où les passions humaines et les actes de barbarie se commettent à l’abri des regards.
Ju Dou se construit autour d’un système relationnel de trois générations de personnages. Le teinturier représente le patriarche de la plus vieille génération, un homme abject, misogyne, déviant, dont le caractère abominable a tenu hors de sa portée le principal objectif d’un chef de famille de cette époque : avoir un garçon pour perpétuer sa lignée. Ce vœu est entretenu par les autres patriarches de sa communauté, qui régissent ensemble les règles avec un credo : étouffer les rumeurs honteuses. A-t-il torturé ses précédentes femmes au point qu’elles perdent la vie avant de donner naissance à des enfants ? La rumeur nous le dit. Tous ces vieux messieurs sont peints avec froideur, ne faisant aucun cas du malheur de ces femmes dans la souffrance. Ju Dou et Tiangqing représentent la génération suivante. Tiangqing est le souffre-douleur de son oncle, qui contribue du mieux qu’il peut à tenir la boutique mais n’est bon qu’à recevoir coups et injures. On ne sait rien de la vie d’avant de Ju Dou. On constate seulement que c’est une très belle jeune femme – et décrite de cette manière au point de faire entrer par moments le film dans une dimension érotique. Très tôt, l’injustice de sa destinée, celle d’une femme à qui on ne demande que d’enfanter, est citée avec clarté, de telle manière à rendre sa vengeance viscérale. En dernier lieu, l’enfant de Ju Dou est la jeunesse. Tout petit, il voit la violence sous ses yeux et se tait. En cause, la méchanceté dont vont faire preuve Ju Dou et Tiangqing envers le tortionnaire est également démesurée. Le garçon est, par un subtil jeu d’écriture, tiraillé entre ces deux violences, celle qu’il voit de ses parents envers le vieux et celle du patriarche qu’il va finir par reproduire. La violence se transmet de génération en génération.
Le monde clos de cette teinturerie est des plus noirs, d’autant qu’il est bien évidemment le reflet de la macro-société chinoise. Dans les campagnes depuis des temps immémoriaux, ou même dans la Chine du Parti unique, le confucianisme instaure la forte pression de procréer et de montrer aux yeux de tous une image sans remous. Nombreux sont les films de la Chine continentale à aborder ce sujet, avec de multiples variations. Nombreux, aussi, sont ceux à connaître une interdiction temporaire ou définitive dans l’Empire du Milieu. En 1990, Zhang Yimou, l’un des fers de lance de la Cinquième génération du cinéma chinois, est de ces metteurs en scènes qui font bouger les lignes au cinéma. Il semble perdre cet élan révolté à l’orée des années 2000, s’orientant vers un cinéma commercial et s’accommodant du bureau de censure. Mais au début des années 1990, Ju Dou et les autres forment un cinéma brûlant, aussi impitoyable que déstabilisant, car on ne sait vers qui vraiment porter son empathie. Ju Dou est autant un film signifiant sur la société chinoise que le portrait spécifique de quelques personnages, à la psychologie fouillée.
Le travail sur la colorimétrie et le regard amoureux derrière la caméra de Zhang Yimou qui filme Gong Li contribue à donner à l’œuvre une patine. Les couleurs rouges et jaunes sont chatoyantes – à ce titre, la restauration du film lui offre une seconde jeunesse –, et le décor traditionnel magnifique malgré la violence qu’y déroule, font de Ju Dou un film esthétique. Les acteurs sont dirigés avec maestria. Sur le visage de Li Baotian, qui campe Tiangqing, on lit la tristesse, la résignation et la tragédie inéluctable. Gong Li est Gong Li, quelques traits d’expression sur son visage suffisent à exprimer toute la beauté et les malheurs du monde. Le hurlement qu’elle pousse, dans le dernier acte du film, face au malheur qui s’abat et dont on trouvera un écho dans Épouses et concubines, couplé à une mise en scène parfaite, entérine la dimension tragique du film.
Maxime Bauer.
Ju Dou de Zhang Yimou et Yang Fengliang. Chine/Japon. 1990. En salles en version restaurée le 02/09/2020. Egalement disponible en DVD et Blu-Ray chez BHQL le 27/07/2020