Annoncé comme une « fantaisie sud-coréenne », Maggie de Yi Ok-seop, sélectionné au Festival Black Movie, observe malicieusement les rapports sociaux de son pays à travers une succession de vignettes. Mêlant enquête de bonne foi, trous urbains et poisson-chat doué d’un sens de la prémonition, ce premier long-métrage est aussi inégal et imparfait qu’il est singulier et attachant.
Radiographiée à son insu en plein coït, la jeune infirmière d’un service orthopédique pense qu’elle va se faire virer de l’hôpital dans lequel elle travaille. Mais dès le lendemain plus personne ne se pointe au boulot et d’immenses trous apparaissent mystérieusement partout dans la ville…
Il est des films qui surprennent et gardent le spectateur comme en suspens dans l’attente de ce qui va suivre. Si Maggie n’enchaîne certainement pas les rebondissements explosifs ou les incroyables révélations, il est pourtant assurément de ceux-ci. Première incursion de Yi Ok-seop dans le long-métrage, le film installe une petite musique lancinante qui prend un malin plaisir à introduire une dissonance à chaque tournant. Si bien que dès que l’on pense l’avoir cernée, la mélodie s’en trouve soudainement changée.
Sur le papier, on pouvait se figurer un intriguant huis-clos ou encore une comédie traitant des sujets de société de manière frontale (après tout, le film est un projet soutenu par la Commission des droits de l’Homme de la République de Corée pour son évocation des spycam, du chômage et des problèmes de logement). Maggie n’est aucun des deux, ou plutôt un peu de tout cela. Le film séduit d’emblée par un plaisir assumé à déjouer les attentes, à changer de points de vue et de perspectives, sans pour autant en faire une mécanique. Yi Ok-seop parvient de manière assez jouissive à mettre en scène la folie ambiante, les dérèglements et petites absurdités du monde moderne tout en ancrant complètement son film dans le réel, voire dans un certain naturalisme. Elle fait de l’imprévisible, la seule réelle certitude de cette succession de variations sur le thème du doute, de la confiance et d’une jeunesse en perte, et en quête, de repères. Ceci est la plus grande qualité du film, et hélas aussi son plus grand défaut. Car à force de ruptures de rythme et de virages intempestifs, Maggie se disperse beaucoup trop et finit par diluer son propos de manière frustrante, d’autant plus au vu des promesses initiales.
L’introduction du mystère initial narrée avec compassion et un soupçon d’ironie par la fameuse Maggie (dont la révélation de l’identité est délicieusement bien menée) suivie d’une présentation très amusante de cet hôpital qui se range certainement parmi les moins animés au monde, ouvrent le film de manière formidable. Avec une loufoquerie teintée de réalisme social, la cinéaste impose tout de suite son univers et déroule les enjeux et les personnages avec une belle fluidité narrative et un rythme tout particulier. Si une certaine indolence se dégage du film, il n’en est pas moins une radiographie (bien naturel vu son point de départ) affûtée et ajustée de la société coréenne contemporaine. A travers un enchaînement de situations, comme autant d’illustrations d’un même problème, Maggie (le film et la narratrice) pointe du doigt la culture du non-dit (le tabou de la sexualité ou de la maltraitance) et de l’hypocrisie systématisée (notamment du fait de conventions qui n’ont plus vraiment de sens) débouchant sur la normalisation des comportements les plus extrêmes (multiplications des spycams, humiliation des victimes) et de rapports basés sur un soupçon permanent (de mensonge, de vol, de tromperie,etc.). Tout ceci est traité avec une légèreté assez rafraîchissante en ce qu’elle n’est nullement béate ou inconsciente mais plutôt empreinte d’un recul assez jouissif qui permet une observation à l’ironie mordante, voire un peu acide (la catastrophe environnementale comme une opportunité d’emploi pour les jeunes), mais finalement assez bienveillante et compatissante.
Malheureusement, si le singulier regard de Yi Ok-seop et Koo Kyo-hwan (son co-scénariste et acteur) est indéniablement enthousiasmant, le manque de cohésion scénaristique l’est beaucoup moins et le film s’étiole dans sa seconde partie jusqu’à davantage ressembler à une succession de courts-métrages plus ou moins réussis. Il existe pourtant bien un fil rouge dans cette histoire, un couple qui semble vivre dans une bulle que chaque événement rapproche un peu plus de son éclatement. Cependant, le film ne semble jamais décider autour de quoi il doit se structurer, le couple ou bien cet enchaînement d’épisodes dans lequel les personnages sont plongés. Cette indécision fonctionne bien sur les quarante premières minutes qui offrent individuellement de savoureux développements et situations (comme ce patient qui prétend avoir été poignardé à l’abdomen en pelant une pomme) et met bien en place le thème du doute et les dynamiques qui en résultent. Elle se fait, néanmoins, douloureusement sentir sur l’heure qui suit, en se perdant dans une construction étrange, entre sous-intrigues confuses (le tournage d’une publicité avec un faux gorille) et retours maladroits sur le couple qui se fracture.
Ceci est d’autant plus dommage qu’il y a un réel plaisir à suivre ces êtres humains sous le sage regard amusé de Maggie, exemptée des normes sociales de par sa condition et par conséquent bien plus à même d’en évaluer les dégâts. Les humains en question sont idéalement servis par des interprètes au timing impeccable : Lee Joo-young marque le bon équilibre entre la naïveté optimiste de son personnage et son côté frondeur tandis que, dans le rôle de son loser de copain, Koo Kyo-hwan est à la fois agaçant et attachant avec assez d’ambiguïté pour instaurer un doute légitime autour de lui. De son côté, Moon So-ri insuffle une étrangeté toute personnelle à son personnage de médecin incapable de faire confiance, avec une amusante composition un peu planante. Par ailleurs, bien que cela ne compense pas totalement l’inertie du scénario, le film regorge d’excellentes idées visuelles ou sonores (notamment la scène très réussie de la recherche d’une bague, prénommée Maxine, au son grandissant d’un rythme de jazz) qui lui permet de conserver un certain dynamisme tout du long.
En vérité, la réalisatrice fait montre d’un tel talent pour introduire le détail formel qui va élever une scène a priori anodine que la déception ressentie pourrait amener à porter un jugement plus sévère que le film ne le mérite. Ceci serait cependant bien injuste envers les très nombreuses qualités du film qui reste une entrée dans le long-métrage tout à fait plaisante et prometteuse.
On préférera alors garder en tête cette formule invoquée par Maggie dans la scène finale (autre exemple de la belle audace formelle de son auteure) pour illustrer la situation de la jeunesse en Corée, entre impasse et volonté d’espérer en de meilleurs lendemains : « si tu tombes dans un trou, ne creuse pas davantage mais relève-toi et remonte ». Nul doute qu’une fois débarrassée des tics trop présents du court-métrage et trouvé un meilleur équilibre entre le fond et la forme, Yi Ok-seop cessera de creuser et remontera avec un excitant second long-métrage qu’on est curieux de découvrir !
Claire Lalaut
Maggie, de Yi Ok-seop. Corée du Sud. 2018. Projeté au Festival Black Movie 2020.