Le Festival Kinotayo est l’occasion de s’entretenir avec Fukada Koji qui présentait son film L’Homme qui venait de la mer, un petit bijou malheureusement pas encore distribué en France. L’histoire, très pasolinenne, de l’arrivé d’un Japonais en Indonésie et qui change la vie des divers protagonistes. Cet aspect pasolinien est déjà présent dans les précédents films de Fukada : Hospitalité et Harmonium pour les citer.
Avant de parler de L’Homme qui venait de la mer, j’ai une question sur le début de votre carrière. Dans le livre d’entretiens “Sono Sion et l’exercice du chaos” publié récemment en France, Sono Sion dit que vous avez participé au tournage de Suicide Club en 2001, en versant des seaux de sang lors de la fameuse scène du suicide collectif des lycéennes à la gare de Shinjuku. Est-ce vrai ?
C’est tout à fait vrai. J’avais environ 20 ans et j’étais encore étudiant. Je suis tombé sur une annonce pour des bénévoles à participation de Suicide Club. Je voulais devenir réalisateur à l’époque et cela constituait une bonne expérience. Je faisais partie de l’équipe “décors” du film, au bas de l’échelle, je parlais surtout au responsable des décors et pas à Sono Sion. Le tournage a été éprouvant, vous ne pouvez même pas imaginer. C’était nuit blanche sur nuit blanche. Je me souviens parfaitement de la scène dans laquelle j’ai dû verser du faux sang. Après le tournage de la scène de suicide collectif des 54 lycéennes, Sono Sion n’était pas satisfait. Il a fallu que l’équipe technique passe un mois à fabriquer un faux train pour finaliser la scène. On a installé un faux train en haut d’un bâtiment pour verser du faux sang. Mais c’était du sang sensé être versé après le suicide collectif. Le faux sang était mélangé à des intestins de porc. On a dû tourner plusieurs fois la scène de jet de sang. C’était en plein été, les intestins commençaient à pourrir, je n’ai jamais vécu de moment où l’odeur était aussi forte. Je pourrais donner d’autres anecdotes sur ce tournage mais je vais m’arrêter là !
Qu’avez-vous fait entre ce tournage et vos premiers films ?
Entre temps, j’ai réalisé des films indépendants dont le long métrage The Chair (2001) mais je n’étais pas satisfait de la qualité de ce film, donc je n’en parle pas trop. Ce que je considère comme mon premier film est La Grenadière réalisé en 2006 qui a reçu un Soleil d’Or du premier film au Festival Kinotayo. C’est un moyen métrage d’après une nouvelle de Balzac, un film qui utilise des dessins. Mais on ne gagne pas d’argent avec ce genre de film… Pour gagner ma vie, je tournais des films de mariage.
L’Homme qui venait de la mer se passe en Indonésie. Tourner des films japonais à l’étranger est-il une mode ? Je pense à Kurosawa qui a tourné en Russie et en Ouzbékistan, Tomita en Thaïlande, Kentaro en Mongolie, Sono Sion a voulu tourner en Chine mais ça ne s’est pas fait. Pourquoi cette fuite à l’étranger ?
Je me pose la question moi-même. J’imagine que pour les films que vous avez cités, le financement était différent. Les réalisateurs et les producteurs sentent une limite quant au financement de leurs films. Mais je n’ai pas tourné L’Homme qui venait de la mer pour une raison financière. Je me suis rendu dans la région d’Aceh en Indonésie juste après le tsunami du 11 mars au Japon. À Aceh aussi il y a eu 170 000 morts à la suite d’un tsunami [en 2004 ndla] et j’ai ressenti un rapprochement entre le Japon et l’Indonésie, et entre les deux catastrophes, c’est ce qui m’a donné envie de faire ce film. C’est vrai qu’en Europe, les réalisateurs franchissent plus souvent les frontières. Au Japon, on est peut-être restés trop enfermé mais c’est une bonne tendance de tourner à l’étranger.
Vous évoquiez déjà le tsunami du 11 mars dans Sayonara, est-ce que cet événement a changé votre façon d’écrire des films ?
Oui, cette catastrophe influence ma façon de faire des films, le contraire serait étonnant. Le cinéma consiste à filmer la société dans laquelle on vit donc c’est normal qu’on filme le Japon post 11-mars. C’est indispensable qu’on voit les conséquences de cette catastrophe dans les films.
Vous usez de la science-fiction et du surnaturel pour parler du Japon post 11-mars. Est-ce volontaire ?
Dans l’Homme qui venait de la mer, effectivement, Laut [le personnage principal, ndla] a des pouvoirs surnaturels. J’avais pour référence un livre de Mark Twain, L’Étranger mystérieux [livre inachevé de Mark Twain, ndla]. Je ne crois pas aux phénomènes surnaturels mais ça symbolise le fait qu’on vit avec quelque chose qui nous dépasse. C’est ma façon de voir le monde et cela transparaît que ce soit du surnaturel comme L’Homme qui venait de la mer ou Harmonium.
Théorème de Pasolini vient de tout de suite à l’esprit quand on voit L’Homme qui venait de la mer. Cet élément perturbateur est déjà présent dans votre film Hospitalité. On le voit également dans d’autres film japonais comme Visitor Q de Miike Takashi qui revisite le thème. Théorème est-il si populaire au Japon ?
Je ne peux pas me prononcer pour les autres réalisateurs mais j’aime beaucoup Pasolini, j’ai vu tous ses films. Théorème n’est pas mon film préféré de Pasolini, je trouve que les rapports humains sont trop schématisés, stéréotypés. Le scénario dans lequel une tierce personne arrive dans une famille est assez classique. Mais qui est cette personne qui vient troubler les gens ? Ça peut être tout aussi bien être Dieu ou des divinités traditionnelles. L’humanité a tendance à croire à des divinités sans fondement mais tout ceci est instable et vire à l’absurde. Utiliser un visiteur extérieur est efficace pour montrer l’absurdité en cours.
J’en reviens au 11-mars et aux conséquences sur l’identité japonaise. Dans L’Homme qui venait de mer, vous abordez ce sujet avec un personnage indonésien mais d’ascendance japonaise… mais qui se dit indonésien. Où en êtes-vous avec l’identité japonaise ?
Quand je tourne des films, je ne pense pas vraiment au public étranger, plutôt au public japonais. Le nationalisme existe dans tout peuple, il est peut-être plus fort au Japon parce qu’on croit que nous sommes un seule race. Avec mes films, j’essaie de déstabiliser ces préjugés. Je ne veux pas donner de message sociétal sur le Japon mais je parle des identités japonaises “différentes”, pour moi c’est normal.
L’Homme qui venait de la mer est un teen movie. On y voit des adolescents qui pensent à l’amour. Vous aviez érotisé ça avec Nikaido Fumi dans Au revoir l’été. Qu’en-est-il de votre nouveau film ?
Il n’y a aucune nudité dans Au revoir l’été mais je voulais effectivement rendre les corps érotiques. J’aime beaucoup Éric Rohmer et il y a beaucoup de réalisateurs qui veulent faire émerger un côté rohmérien dans leur film. On essaie d’imiter les scènes de conversation très intéressantes mais il manque le côté érotique et vulgaire de chez Rohmer. Dans Au revoir l’été, j’ai fait exprès de mettre ce côté érotique et pervers. En revanche pour L’homme qui venait de la mer, j’ai tourné dans la région d’Aceh où l’islam très rigoriste est en cours. On ne pouvait pas montrer la peau des corps, c’était délicat. J’ai essayé de respecter les coutumes locales en ne montrant pas trop de peau. Lorsque le personnage de Sachiko apparaît pour la première fois, elle est en short. Des personnes m’ont dit que la police pouvait se plaindre de cela.
Il y a une polémique en ce moment sur l’omniprésence des films Marvel, Martin Scorsese s’est exprimé sur le sujet. Qu’en pensez-vous ?
Je regarde beaucoup de films Marvel. Ce sont de bons divertissements qu’on regarde sans réfléchir. Mais il faut avoir une diversité de films, s’il n’y a que ce genre de films proposés au public, c’est un problème.
Marc L’Helgoualc’h.
Propos recueillis par Marc L’Helgoualc’h à Paris le 07/12/2019.
Traduction : Megumi Kobayashi
Remerciements : Megumi Kobayashi, Xavier Norindr et toute l’équipe de Kinotayo.
L’homme qui venait de la mer de Fukada Koji. Japon. 2018. Projeté dans le cadre du Festival Kinotayo.