Nous poursuivons notre voyage dans le catalogue de la Korean Film Archive, qui met à disposition gratuitement et légalement pléthores de films coréens classiques sur les internets. En 1955, à peine deux ans après la «fin» de la Guerre de Corée, le sud-coréen Lee Kang-cheon réalisait Piagol, un film brutal, mécontentant toutes les idéologies.
Dans la vallée de Pia, les guérilleros nord-coréens battent les chemins. Rien n’arrêtent leur idéologie, y compris leurs propres soldats récalcitrants. Confrontés à leurs luttes intestines, c’est la nature humaine qui va se mettre sur leur chemin, seuls dans cette forêt.
Piagol est un film très chaud au moment de sa sortie, de par le contexte historique et l’intention du métrage, qui peut être interprétée très différemment selon le point de vue. Concrètement, Piagol montre des soldats nord-coréens, uniquement nord-coréens, et les met en scène face aux passions humaines. Éliminer un frère d’armes épuisé qui n’a pas pu tenir son poste ou rengainer les idéaux communistes, c’est ce portrait que fait l’œuvre des rouges du nord. L’un d’entre eux cède même aux pires déviances, vis-à-vis d’une femme. On est tenté de qualifier le film de violemment anticommuniste, car les protagonistes sont décrits comme durs et sans pitié face aux faibles et face à l’ennemi.
Cependant, il faut savoir qu’à cette époque, la Corée du Sud était abreuvée de films, plutôt de documentaires, sur l’ennemi nord-coréen, évoqué comme une menace de fond déshumanisée. Or Piagol montre des adversaires aux traits si humains, vivant dans un système relationnel, ayant des aspirations et visiblement forts. Pire : certains doutent de l’idéal communiste, et la surveillance sud-coréenne semble inexistante. En réalité, les autorités sud-coréennes de l’époque ont craint le message de ce travail cinématographique et ont ordonné au metteur en scène de tourner une fin alternative. En 1955, les Sud-coréens ont beaucoup débattu de Piagol, pour ce qui, de prime abord, est un film conforme aux attentes d’un gouvernement nationaliste.
L’appréciation de ce film peut se faire à ces deux niveaux : les nordistes sont certes décrits mieux que des silhouettes dans des documentaires, mais leur portrait n’est pas du tout flatteur. Replacé dans son contexte, le film est un témoignage de l’état d’alerte dans lequel se situait la péninsule au milieu des années 1950, les différents intervenants sur l’œuvre apportant leur degré de politique – le scénariste a déclaré avoir écrit un film anticommuniste, la fin originelle du réalisateur semble vouloir tempérer les choses, montrer l’humain. Tout cela en fait un film unique dans l’histoire du cinéma coréen.
Mais passées les leçons d’Histoire, on a surtout face à nous une œuvre radicale, en tension permanente, une peinture de personnages explosifs dans un environnement propice à la perte de repères. Plus le métrage défile, plus on contemple le naufrage auquel peut s’adonner l’être humain, un naufrage vers lequel il se précipite plus qu’il ne se laisse porter. Les seules bonnes intentions sont mises à mal par le doute, la déprime ou même la mort. Il en ressort une œuvre brute et noire, un cri d’une nation déchirée, gagnée par la haine et qui peine à garder son empathie. Clairement, Piagol est en ce sens l’un des chefs-d’œuvre du catalogue de la Korean Film Archive. Une œuvre qui en voulant absolument atteindre la radicalité, finit par décliner une énorme palette de nuances émotionnelles.
Maxime Bauer.
Piagol de Lee Kang-cheon. Corée du Sud. 1955. Disponible sur Naver ici.