ICI VIETNAM : Entretien avec Aude Ha Leplège pour Saigon sur Marne

Posté le 31 août 2019 par

La programmation du festival Ici Vietnam comprenait une sélection de courts-métrages, parmi lesquels le documentaire en animation Saigon sur Marne, à travers lequel la jeune réalisatrice Aude Ha Leplège revient sur l’histoire d’amour de ses grands-parents, entre la France et le Viêt Nam.

C’est en 1954 que les grands-parents d’Aude se rencontrent : elle est française, lui est vietnamien venu étudier en France. Les deux tombent amoureux et partent vivre au Viêt Nam, où leurs filles naîtront. Ils y resteront jusqu’à ce que la guerre les en chasse, en 1968. Aujourd’hui, ils coulent leurs vieux jours en banlieue parisienne.

C’est de leur témoignage qu’Aude Ha Leplège est partie pour réaliser ce court-métrage documentaire : à l’enregistrement de leurs voix, elle a donné une forme par le biais de l’animation. Les métamorphoses du dessin accompagnent leurs anecdotes avec humour et tendresse, tandis que derrière leur romance se révèle, en pointillés, l’histoire de deux pays et de leurs relations.

Saigon sur Marne a été diffusé au festival Ici Vietnam, en double séance avec le long-métrage documentaire Pomelo de Tran Phuong Thao et Swann Dubus. C’est à cette occasion que nous avons pu rencontrer sa réalisatrice.

Pour commencer, est-ce que vous pouvez nous parler rapidement de vous et de votre parcours ?

Je suis née en banlieue parisienne. J’ai fait des études de cinéma d’animation à Valence. Maintenant j’habite à Bruxelles. A la fin de mes études je suis partie 10 mois en Asie du Sud-Est, principalement au Viêt Nam, un pays où je n’étais encore jamais allée malgré un profond désir.

Comment est née l’idée de Saigon sur Marne ?

En 2013, j’étais sur le point de finir mes études et j’ai eu envie de faire des archives de l’histoire de ma famille, parce que je me suis rendue compte qu’il y avait beaucoup de choses que je ne savais pas. Mes grands-parents se sont rencontrés en France en 1954 : mon grand-père était venu en France avec une bourse du Viêt Nam. Ensuite, avec ma grand-mère, ils sont allés au Viêt Nam et y ont vécu à peu près dix ans, donc ma mère est née là-bas. Ils sont partis à cause de la guerre et sont arrivés en France en mai 68. Evidemment ça a été très important dans l’histoire de ma famille, et aussi pour ma mère et ses sœurs. Il y a eu la déchirure de quitter leur pays, même si elles parlaient français. Aujourd’hui elles ont complètement oublié le vietnamien. C’est une blessure qui n’est pas tout à fait refermée, et depuis que je suis petite je suis un peu baignée là-dedans.

Pour l’histoire longue, j’avais commencé un autre projet qui parlait du Viêt Nam, et pour ça j’avais interviewé des français d’origine vietnamienne. C’était un court-métrage de fiction, aussi en animation, et c’est en parallèle de ce projet-là que j’ai écrit Saigon sur Marne. Le titre est venu assez vite parce que j’avais envie de raconter leur histoire. Je trouvais qu’il y avait tellement d’anecdotes, de choses inattendues qui allaient contre les clichés que j’avais. Surtout, j’ai commencé ces interviews avant d’aller au Viêt Nam, et j’ai écrit le film après. Je l’ai écrit très vite, j’ai fait la première version en trois jours. Ensuite j’ai galéré pendant un an pour le réécrire, mais en essayant de bien délimiter ce qui avait été important pour moi dans la première version : le rapport avec le quotidien.

Comment est venu ce choix de partir d’un fond sonore composé d’archives audio et de l’accompagner par de l’animation ?

Pour moi, le dessin c’est vraiment la manière la plus évidente de m’exprimer. Enfin, pas le dessin mais l’animation plutôt, je ne fais pas du tout d’illustration par exemple : c’est vraiment le dessin animé avec le mouvement, la voix, la musique… Pour le fond sonore, à un moment, comme je n’avais pas très bien enregistré mon grand-père, que le son était parfois mauvais, on a pensé à le faire doubler par des gens d’origine vietnamienne qui auraient aussi cet accent mais avec lesquels on aurait pu avoir une bonne prise de son. Mais en fait, mon grand-père ajoute beaucoup de légèreté dans ce qu’il dit, il rigole beaucoup, il a un rire très caractéristique, et finalement ça faisait vraiment partie du charme du film. Je pense qu’on s’attachait beaucoup plus au personnage comme ça. Une autre raison pour laquelle j’ai gardé, vraiment, les voix, et n’ai pas carrément tout réécrit, c’est que ça me permet de donner de la légitimité au propos, parce que je ne suis pas en train de l’inventer. Alors évidemment, comme j’ai monté, j’ai un peu distendu l’histoire par moments, je l’avoue…

Justement, comment avez-vous sélectionné les morceaux de témoignages que vous avez gardé ? Est-ce qu’il y avait des thèmes-clés que vous vouliez visiter ?

C’est très dur, parce que le film fait un quart d’heure et je pense qu’il n’y a que 7 minutes de voix alors que je devais avoir 6 heures d’interview. A la base, le film a pu être produit parce que j’ai répondu à un appel à projets d’une société de production qui voulait des films de 5 à 6 minutes. J’avais donc sélectionné 6 minutes de bande-son, et finalement le film a été beaucoup plus long que prévu mais il m’ont laissée faire.

En fait, au début j’ai commencé à interviewer mes grands-parents avant même d’écrire le film, et il y a quand même des anecdotes qui m’ont beaucoup plus marquée. Donc je revenais avec du meilleur matériel pour les réenregistrer, et les faire reparler spécifiquement de certaines anecdotes. C’est au moment où je me suis concrètement dit que le fil rouge allait être leur histoire d’amour et pas la chronologie de l’histoire du Viêt Nam que j’ai pu vraiment décider de ce que je gardais. C’est pour ça, notamment, que j’ai mis ces passages où ils parlent de ce que leurs beaux-parents respectifs disent d’eux. J’ai essayé de faire en sorte que tout se passe par rapport à eux : par exemple, en 68 c’est l’offensive du Têt, c’est une période de grands bombardements sur Saïgon, mais pour eux c’est surtout un moment de séparation.

En revanche j’ai dû leur faire jouer certaines parties. Pas du tout la partie témoignage qu’il y a au milieu, mais l’introduction : quand ils disent bonjour ou « ah qu’est-ce que c’est, c’est un micro ? », et à la fin quand ils disent que c’est l’heure de manger. Mais mon grand-père jouait extrêmement mal [rires], donc pour lui j’ai dû recouper et monter des moments naturels pendant que j’essayais de le faire jouer. Par exemple au milieu du film, il cite tous les métiers qu’il a dû faire en arrivant en France, pion, homme de ménage… et à la fin il conclut par « il faut tout faire en ce bas monde ». En fait cette phrase il ne l’a pas du tout dite à ce moment-là, mais justement quand je voulais le faire jouer, il a dit « oh, on se croirait à la Comédie Française, il faut tout faire en ce bas monde, même comédien ! ». J’ai repris ce passage-là.

Vous parliez de la production du film : l’animation ce n’est pas le plus facile à financer, comment ça s’est passé au niveau de la recherche de partenaires ?

Assez difficilement. J’ai été prise pour faire ce film en répondant à cet appel à projets. Les producteurs, Zorobabel en Belgique, ont assez vite trouvé le producteur français, Novanima. Comme Novanima est dans la région Nouvelle-Aquitaine, avec Marc Faye, le producteur, on est allés assez vite demander un financement là-bas, qu’ils nous ont accordé tout de suite. Mais en Belgique on n’a pas réussi à en avoir. Il y a une commission, qu’on peut passer trois fois, et on ne l’a pas eue. On nous a dit « c’est trop franco-français ». Et on nous a dit que le style graphique était moche. Je ne sais pas comment on fait pour juger un film sur ces deux critères… Donc ça n’a pas marché en Belgique, mais Zorobabel a utilisé beaucoup de ses fonds propres pour me financer. Par ailleurs, j’ai eu presque tout le temps une personne qui a animé avec moi, mais j’ai beaucoup travaillé gratuitement, ce n’était pas évident.

Le film a eu un bon accueil, il a été sélectionné dans beaucoup de festivals…

Je n’ai pas vraiment d’outils de comparaison, parce que c’est mon premier film professionnel, et aussi parce que c’est quelque chose qui ne me préoccupe pas énormément. On a fini le film en janvier, et pour le moment, je dirais qu’il a été sélectionné dans quatorze ou quinze festivals. C’est vrai que ces derniers temps on a eu beaucoup de réponses favorables, et j’ai l’impression que ça se passe bien. Je pensais qu’il aurait surtout du succès en France et dans les pays francophones, et effectivement il est passé en France et en Belgique, mais il passe aussi en Pologne, en Italie… En fait je suis assez contente parce que souvent l’animation on met ça à part, comme si c’était un genre en soi alors que c’est une technique. Je suis assez contente parce qu’il passe dans des sections documentaires de festivals qui ont aussi des films en prises de vue réelles, des longs-métrages… Comme ici, je trouve que c’est idéal de pouvoir le passer avant un long-métrage plutôt qu’au milieu d’une séance de courts-métrages.

Comme quoi, si ça passe en Pologne, c’est que ce n’est pas si franco-français que ça…

Oui c’est ça… J’ai trouvé que c’était quand même un peu étrange comme argument. Déjà le film parle à moitié du Viêt Nam !

Vu que le film se base sur une histoire familiale, comment a-t-il été perçu au sein de votre famille ?

J’avais vraiment très peur en fait. Je n’en ai pas parlé à grand-monde, même ma mère n’a pas été très au courant, ni mes tantes… A la fin j’ai quand même dû demander l’autorisation de tout le monde pour les photos que je mets dans le générique. Mes grands-parents, je les ai embrouillés pendant toute la production pour qu’ils ne comprennent pas ce que j’étais en train de faire. Finalement, je l’ai quand même envoyé une fois qu’il a été fini à mes tantes et tous mes cousins. Mes cousins n’ont pas forcément réagi mais mes tantes si, et j’ai été hyper surprise de leurs retours. Par exemple, les premiers plans du film c’est la pluie qui tombe sur la forêt, et je dois avouer que je ne suis pas super contente de ces plans, je les ai faits à la va-vite et je ne les trouve pas très jolis, un peu statiques… Pourtant une de mes tantes m’a dit « j’ai vraiment beaucoup aimé tous les plans du début avec la forêt, parce que ça m’a vraiment rappelé la mousson au Viêt Nam ». Moi je suis allée une seule fois au Viêt Nam, et oui j’ai été là pendant la mousson, mais je suis contente d’avoir pu représenter quelque chose qui vraiment faisait écho à la réalité en elle.

Donc mes tantes ont bien réagi, et ma mère aussi. Ma mère était là à la première à Bruxelles, on n’était pas placées au même endroit dans la salle mais à la fin de la projection elle m’a dit qu’elle avait beaucoup aimé et que ça l’avait fait rire. Plusieurs semaines plus tard une de mes amies m’a dit « ah oui, j’étais assise à côté de ta mère, à la fin du film elle était émue, elle pleurait »… ma mère ne me l’avait pas dit !

Vous êtes sur un nouveau projet en ce moment ?

En ce moment j’écris un court-métrage pour enfants, qui ne parle pas du tout du Viêt Nam. Cette fois-ci ça va se passer en Belgique, comme ça on ne me dira pas que c’est trop franco-français ! Ca va parler plutôt du deuil. Pour l’instant je suis vraiment à la phase d’écriture, et à partir de septembre je vais commencer à chercher des producteurs. Et sinon, pour gagner ma vie, je suis animatrice pour une série télé qui se fabrique en Belgique : là ce n’est pas du tout de l’écriture, mais de l’animation pure et dure.

Vous avez donc envie de poursuivre dans la réalisation ?

En fait j’ai fini mes études par un cursus à l’école de la Poudrière, qui est une école de réalisation de films d’animation, pour les gens qui ont déjà un background en animation. Pour développer cet aspect on fait beaucoup de films pendant les deux ans, on gère des équipes et on est vraiment préparés à la vie professionnelle. Maintenant que je travaille comme technicienne, je me rends compte que c’est vraiment l’écriture qui m’intéresse, même si j’aime aussi animer.

Pour conclure, nous demandons à chaque réalisateur que nous rencontrons de nous parler d’un moment de cinéma qui l’a particulièrement marqué ou touché. Pour vous, quel serait votre moment de cinéma ?

Ce qui me vient à l’esprit en premier, et qui je crois est assez important pour moi, c’est un passage du film d’animation… enfin non, « du film » tout court, je déteste quand on précise « d’animation », c’est du cinéma avant tout ! Donc, c’est un passage du film Tokyo Godfathers du réalisateur japonais Kon Satoshi. C’est un de mes films préférés – mais je ne regarde pas que de l’animation hein ! Souvent en animation – et même si ce n’est pas pertinent par rapport à mon film – dès que l’on fait quelque chose où il n’y a pas de métamorphoses et tout, on demande « mais pourquoi vous avez choisi l’animation ? ». On n’a pas le choix en fait, on s’exprime comme on peut. Et je trouve que ce film est extraordinaire parce que justement on a l’impression qu’il aurait presque pu être fait entièrement avec des acteurs. Mais à la fin du film, quand le camion s’est explosé dans l’immeuble, Hana, le travesti, est en train de courir après la mère qui a re-volé le bébé, et la femme tombe de l’immeuble avec le bébé. Hana tombe aussi, s’accroche à une sorte de grande pancarte et se met à dégringoler à toute vitesse avec le bébé dans les bras. A ce moment-là il y a un grand souffle de vent qui fait que la banderole s’envole et leur permet de se poser en douceur. C’est incroyable cet équilibre que Kon Satoshi a trouvé entre un réalisme, qui est aussi critique des rapports de domination que les gens ont avec les sans-abris, et une sorte de magie qu’il intègre dans le film très finement à travers l’animation.

Propos recueillis par Lila Gleizes le 30/06/2019 à Paris

Remerciements : Allison Petillot