De l’Indonésie à Taiwan, Spectrum Films propose avec Siti et Exit deux bouleversants portraits de la solitude féminine par deux jeunes cinéastes à suivre : Eddie Cahyono et Chienn Hsiang. Deux films libres et âpres qui permettent de dresser un constat plein d’espoir sur la production indépendante asiatique.
Siti, l’héroïne du film éponyme d’Eddie Cahyono, son second, et Ling, celle d’Exit, la première réalisation du directeur de la photo Chienn Hsiang (Blue Gate Crossing) vivent dans des environnements opposés (la première dans un petit village indonésien, la seconde dans la jungle urbaine de Taipei) mais partagent pourtant beaucoup de points communs. Fortes, combatives, volontaires, elles subissent cependant de plein fouet une oppression constante et quotidienne, fruit de leur situation parallèle. Si la jeune (24 ans) Siti est entourée d’un fils aimant (mais turbulent), d’une belle-mère compréhensive et de collègues qui la soutiennent, elle ne doit pas moins se débrouiller seule pour élever son fils en cumulant les tâches (vendeuse de rue – ou de plage – le jour, hôtesse dans un karaoké la nuit), abandonnée par un mari alité, victime d’un accident de bateau et refusant d’adresser la parole à sa femme depuis qu’elle a accepté le nécessaire travail de chanteuse dans un bar. C’est de sa belle-mère, en convalescence dans un hôpital, dont doit s’occuper Ling, alors qu’elle est délaissée par sa fille et par son mari, trop pris par son travail en Chine continentale pour répondre à ses appels, alors qu’elle est victime à 40 ans d’une ménopause précoce. À ces situations personnelles délicates, s’ajoute un enjeu professionnel, quand elles perdent toutes deux leur source de revenus : le karaoké de Siti est fermé par les autorités (officiellement pour lutter contre la prostitution, argument vite démenti par le film qui sous-entend des raisons de conservatisme religieux), et Liang se fait licencier du jour au lendemain de la fabrique de textile où elle était couturière pour des raisons économiques.
Ajoutons à cela que nos héroïnes ont certes des lignes de fuite (une histoire d’amour avec un policier pour Siti, une fascination pour le tango et une idylle avec un malade à l’hôpital pour Ling), mais celles-ci restent de l’ordre du fantasme, d’inaccessibles interdits de leur émancipation. C’est finalement de cela dont traitent les deux films : entre solitude, maladie, crise sociale, économique et religieuse, quelle place est accordée aux femmes dans des sociétés qui semblent leur refuser leur indépendance, alors que les hommes sont complètement absents et incapables de leur apporter le moindre soutien ? Leur force est d’y répondre formellement, avec un fort engagement esthétique. Cultivés, les films peuvent se voir comme l’étendard d’un cinéma social, dans la lignée d’un Brillante Mendoza pour Siti, qui va jusqu’à révéler une généalogie plus profonde en citant Les 400 coups de François Truffaut dans une magnifique scène finale, mais apporte une autre approche à la caméra portée et au style documentaire du cinéaste philippin dans sa forme. Eddie Cahyono enferme Siti dans un noir et blanc contrasté encadré par un format carré en 1.33 qui délimite un horizon restreint, même si des ouvertures sont soulignées par des horizons ouverts, que soulignent les paysages environnants (campagne sans fin qui entoure la maison de Siti, ouverte de toute part, l’océan à proximité). Chienn Hsiang choisit un cadre plus large (1.85) mais le sature d’éléments qui chosifient Ling toujours perdue au milieu d’éléments dans le cadre, à tel point qu’il faut presque toujours l’y chercher. Quand elle est seule, c’est l’architecture oppressante des barres d’immeubles décatis qui l’emprisonne dans des murs de bétons, à travers les couches desquels on la devine à peine. Quand elle est dans l’espace public, elle se fond au deuxième ou troisième plan, invisible dans la masse anonyme qui la cache également. Et même quand elle est seule, chez elle, les gros plans soulignent son emprisonnement. Les couleurs, très travaillées, la fondent aussi dans son environnement, à l’exception d’une belle scène où ses fantasmes prennent vie à l’écran et où elle attire enfin la lumière.
Chienn Hsiang nous apprend finalement à la regarder, à lui donner une individualité. La plus belle idée du film est de donner ce rôle si banal à Chen Shiang-chyi, égérie d’Edward Yang et Tsai Ming-liang – dont elle apporte l’héritage cinématographie à l’œuvre – parfaite de modestie mais dont la performance discrète accroche systématiquement le regard. Le rôle a d’ailleurs été salué en Chine, et lui a valu le Golden Horse de la meilleure actrice en 2014, alors que tout le monde voyait l’Oscar chinois déjà entre les mains de Gong Li. Sekar Sari, qui incarne Siti, est aussi une belle découverte dont la spontanéité et l’aisance laissent entrevoir une belle carrière.
Les deux films, tournés avec peu de moyens (environ 10 000 dollars pour Siti !) ont connu un beau succès, à la fois international à travers un tour des festivals enthousiastes, et dans leurs pays. Le prix de Chen Shiang-chyi a éveillé la curiosité du public chinois pour le premier film de Chienn Hsiang, alors que Siti a pu être correctement distribué en Indonésie, où il a connu un relatif mais beau succès – comme on peut l’apprendre dans la passionnante conférence sur le cinéma indépendant indonésien qui accompagne l’œuvre sur le DVD de Spectrum Films. Comme l’héroïne d’Exit, les deux films finissent par enfoncer des portes fermées et à décloisonner les productions indépendantes de leurs pays respectifs aussi bien que les personnages.
Victor Lopez.
Siti d’Eddie Cahyono. Indonésie. 2015. Disponible en DVD chez Spectrum Films le 27/09/2017.
Exit de Chienn Hsiang. Taiwan. 2014. Disponible en DVD chez Spectrum Films le 27/09/2017.