Entretien avec Kim Ki-duk pour Entre deux rives (en salles le 05/07/2017)

Posté le 5 juillet 2017 par

Kim Ki-duk est de retour en salles en France avec Entre deux rives, un drame sur le conflit entre les deux Corées. Dans ce film, un pêcheur nord-coréen dérive malgré lui vers la Corée du Sud. Considéré comme un espion, il devra subir de nombreux interrogatoires avant d’espérer rentrer chez lui. Avec ce nouvel opus, le réalisateur se demande si nous sommes tous des pêcheurs pris dans les filets du pouvoir et de l’idéologie. Un questionnement sur lequel il revient dans notre entretien, au plus près de l’actualité géopolitique.

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Quel est le point de départ d’Entre deux rives ? Vous êtes-vous basé sur des faits réels ?
Le point de départ du film remonte à il y a 30 ans, quand j’ai vu au journal télévisé un pêcheur nord-coréen retournant en barque dans son pays, complètement nu, en criant “Hourra, Corée du Nord !”. Comme dans mon film, il était entré en Corée au Sud et on s’était rendu compte après enquête que ce n’était pas un espion. On l’avait donc renvoyé au Nord. Cette scène a été un choc pour moi, je me suis alors rendu compte de ce qu’était l’idéologie. Je me suis dit qu’un jour je ferai un film sur ce thème.

Vous abordez pour la première fois de façon aussi frontale un sujet purement politique. Pourquoi maintenant ?
Quand j’ai commencé à tourner Entre deux rives, il y a eu de grands troubles avec la Corée du Nord – et c’est toujours le cas. La Corée du Sud a toujours peur que la Corée du Nord passe à l’attaque. C’est un sujet problématique et une période délicate entre la Corée et des pays comme les États-Unis. J’avais envie de pousser les spectateurs à se poser la question sur nos responsabilités, sur ce qu’on peut faire pour régler la situation. La Corée du Nord n’est pas la seule responsable dans ce conflit.

C’est votre second film sur la Corée du Nord après The Coast Guard en 2002. Votre vision de ce pays a-t-elle évolué entre ces deux films ?
Dans The Coast Guard, je voulais surtout montrer les idées fixes et obsessionnelles sur la Corée du Nord. Avec Entre deux rives, j’ai voulu montrer les doutes mutuels sur les responsabilités des deux pays dans ce conflit.

Les pouvoirs dominateurs de Corée du Sud et Corée du Nord sont mis dos à dos dans votre film : pour vous, tout pouvoir étatique se vaut ?
Oui, tous les pouvoirs étatiques se valent car ils sont basés sur une idéologie. Or, on peut toujours douter d’une idéologie. C’est inévitable. C’est un problème universel, pas seulement un problème coréen. J’ai d’ailleurs une question pour vous : avant de voir ce film, pensiez-vous que le conflit coréen était du seul ressort de la Corée du Nord ? [Après une réponse négative d’EastAsia] Et que pensez-vous du rôle des Etats-Unis ? De l’Europe ? Des Nations Unies ? Les Nations Unies jouent un rôle négatif car elles donnent une très mauvaise image de la Corée du Nord – et je dis cela sans être pro nord-coréen. J’ai toujours un pincement au cœur quand je vois les membres du Conseil de Sécurité des Nations Unies voter à main levée pour désapprouver les actions de la Corée du Nord, sans jamais donner d’explications. Tant que les choses continueront ainsi, le problème de l’armement nucléaire de la Corée du Nord perdurera. Il faut ouvrir le dialogue entre les pays parties prenantes.

Moebius et One on One étaient des films très particuliers, presque expérimentaux. Entre deux rives est moins radical. Vous êtes-vous assagi ?
Comme je l’ai dit pendant une interview à Venise, One on One parle de la société et de la politique en Corée. J’ai réalisé ce film dans un accès de colère suite à la défaite de Moon Jae-ri alors qu’il aurait dû être élu président. Il fallait que je parle de l’esprit de contradiction chez le peuple coréen. Il s’agit donc bien d’un film politique. Quant à Entre deux rives, c’est un autre film politique d’une portée plus vaste puisqu’il traite à la fois de la Corée du Sud et du Nord.

Comme dans One on One, on voit beaucoup de scènes d’interrogatoire, comme un symbole du pouvoir oppresseur. Comment abordez-vous le tournage de ces scènes ?
Je me suis inspiré de véritables interrogatoires de Nord-Coréens – réfugiés ou soupçonnés d’espionnage. C’est encore plus cruel dans la réalité que dans le film.

La scène dans laquelle Chul-woo se retrouve les yeux fermés dans une rue bondée de Séoul est impressionnante. Comment l’avez-vous tournée pour qu’elle soit si puissante et anxiogène pour le spectateur ?
Que vous me parliez de cette scène montre que j’ai réussi mon film ! C’est la scène la plus triste et la plus cruelle du film. On fait voir à Chul-woo le résultat du capitalisme. Les Sud-Coréens pensent que le fait de voir les rues de Séoul peuvent lui faire changer d’avis et ne pas retourner au Nord. Or, ce qu’il voit là est considéré comme un crime au Nord. Cette scène est le meilleur reflet de la situation actuelle. C’est moi qui ai filmé cette scène. Je n’ai pas usé d’artifices ni de technique particulière mais j’ai délibérément placé la caméra au niveau des yeux de l’acteur.

Que pouvez-vous nous dire de vos prochains projets, Time of Humans et Who is God? ?
Je viens de finir le tournage de Times of Humans – qui comprend plusieurs acteurs japonais. Morale, logique, rationalité. Avec ce film, j’essaie de percevoir l’homme vu par la nature, par-delà les concepts de rationalité, de moralité et de logique. Ce n’est plus le regard de l’homme sur l’homme. Ce sera l’un de mes films les plus cruels mais aussi sacrés : [en parlant en anglais] violence and beauty. Cela fait longtemps que je voulais réaliser un tel film. Le projet Who is God? est actuellement arrêté. Je devais le tourner en Chine mais à cause des problèmes géopolitiques avec la Corée du Sud, cela n’a pas été possible.

Vous êtes l’un des plus grands représentants du cinéma indépendant coréen : comment voyez-vous son évolution ?
Bien que mes films soient réalisés avec un budget de cinéma indépendant, j’estime qu’ils peuvent être porteurs de messages qui supplantent le cinéma grand public. Car j’ai l’ambition de proposer des messages d’envergure malgré des moyens limités. C’est, je pense, ce qui fait la grandeur du cinéma indépendant. Je veux dire, un petit budget n’empêche pas de faire un cinéma qui est grand par son message.

La situation va de mal en pis pour le cinéma indépendant coréen. Chez nous aussi, l’argent des majors est devenu nécessaire pour monter un film indépendant. Vous avez dû vous en apercevoir, en tant qu’experts du cinéma asiatique, que notre industrie est en train de régresser. Les cinéastes se copient et se répètent. On désespère de voir arriver les nouveaux Bong Joon-ho, Park Chan-wook, Lee Chang-dong ou encore – comment s’appelle-t-il déjà ? – Hong Sang-soo. Ce constat m’attriste, évidemment.

Nous demandons à chaque réalisateur que nous rencontrons de nous parler d’une scène d’un film qui l’a particulièrement touché, fasciné et de nous la décrire en nous expliquant pourquoi. Pouvez-vous nous parler de ce qui serait votre moment de cinéma ?
Dans L’Homme irrationnel de Woody Allen (2015), Joaquin Phoenix joue le rôle d’un professeur de philosophie qui s’ennuie dans la vie. À un moment, il comprend que l’envie de tuer quelqu’un lui donne envie de revivre. Cette scène m’a beaucoup marqué.

Propos recueillis par Elvire Rémand à Paris le 26/06/2017.

Traduction: Eun-mi La.

Remerciements : Philippe Leroux et Yann Kacou (ASC Distribution)

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