C’est dans un anglais impeccable et une coupe de champagne à la main qu’Im Sang-soo a accepté de nous rencontrer au Festival International des cinémas d’Asie de Vesoul 2016, où il recevait un Cyclo d’or pour l’ensemble de sa riche carrière controversée. Il a pris le temps de nous détailler son parcours, de Girls’ Night Out, fer de lance de la nouvelle vague coréenne en 1998, à son récent Intimate Enemies, dont il parle pour la première fois à un média occidental, en passant par ses œuvres maîtresses : The President’s Last Bang, Le vieux Jardin, The Housemaid, L’Ivresse de l’argent… Une longue conversation ponctuée par une série de déclarations d’amour au cinéma français et aux femmes fortes.
Vous êtes invités à Vesoul en tant que président du jury international. Est-ce que vous connaissiez le festival avant cette proposition et l’avez-vous accepté naturellement ?
Je dois avouer que je ne connaissais pas Vesoul avant : j’ai du googler la ville pour trouver le festival et me renseigner dessus. J’avais surtout besoin d’air frais en ce moment et j’ai accepté volontiers. Ce que je ne regrette pas car la programmation est vraiment très bonne (ndlr – au moment de l’entretien, Im Sang-soo avait pu voir Tharlo de Pema Tsenden et Another Way de Cho Chang-ho).
Il me semble que votre père était critique de cinéma. Est-ce que cela a contribué à forger votre cinéphilie ?
Certainement : enfant, j’allais beaucoup au cinéma avec mes parents. Ils m’emmenaient voir beaucoup de films hollywoodiens, mais très peu de films coréens. Ils les considéraient comme trop intellectuels.
Vous avez pourtant opté pour des études de sociologie avant de faire des films. Pourquoi ?
Je savais très tôt que je voulais faire des films, mais J’étais un bon élève et mes notes étaient trop hautes pour les études de cinéma (rires). J’ai opté pour la sociologie car j’avais aussi besoin d’avoir des outils pour mieux comprendre le monde avant de le filmer. Pour tout vous dire, je n’étais pas très assidu. Ça a surtout servi de matière première pour mes films. Une critique a un jour dit que je poursuivais mes études de sociologie à travers mes films. J’aime beaucoup cette remarque.
Votre premier film, Girls’ Night Out dresse le portrait de la jeunesse de la fin des années 90 à travers le quotidien des trois femmes. Si vous deviez en faire un remake en 2016, qu’est-ce que vous changeriez dans la description de la condition de la femme en Corée ?
J’ai fait Girls’ Night Out pour impressionner mon ex-petite amie. À l’époque, je savais ce que pensaient les jeunes femmes. Aujourd’hui, je pense que je serai incapable de faire le même film car je n’ai aucune idée de la manière dont pensent les jeunes de la nouvelle génération.
On approche avec ce film, et surtout votre suivant, Tears d’un naturalisme très brut. Comment l’avez-vous travaillé avec les acteurs : étiez-vous très directif ou les laissez-vous improviser ?
On peut penser que Girls’ Night Out et Tears sont improvisés à cause de la caméra portée, mais en fait, je ne laisse pas vraiment de liberté à mes acteurs. Tout est scrupuleusement écrit et je les dirige très précisément.
La période répressive des années 80 est la clef de voûte de beaucoup de vos films. Comment l’avez-vous vécu ? Est-ce cette période qui vous a donné envie de filmer ?
C’est un effet une période qui traverse mes films. The President’s Last Bang était par exemple un film très important pour moi. Au moment l’assassinat, mon établissement scolaire était très proche du lieu du drame, et le quartier a été bouclé. J’ai dû faire un détour pour aller en classe. C’est un événement qui m’a beaucoup marqué, je l’ai emmagasiné et je me suis promis d’en faire un film. J’ai dû attendre 15 ans avant de le réaliser. Pour être honnête, je pensais que le film allait être un gros succès. Mais non seulement il n’a pas marché, mais en plus il a créé une énorme polémique, et a dû être censuré. Après ce film, je me suis dit qu’il me fallait un succès rapidement, c’est pourquoi j’ai choisi de faire une adaptation du Vieux Jardin de Hwang Sok-yong, dont une partie de l’action de situe aussi dans les années 80. Il était alors plus facile de partir d’une source déjà existante.
Après ce film et avant The Housemaid, il me semble que vous aviez un projet en France. Pouvez-vous nous en parler ?
J’avais quand même beaucoup d’ennemis en Corée à cause de The President’s Last Bang et un producteur m’a proposé de faire un film en France, où Une Femme coréenne avait bien marché. C’était surtout pour moi un moyen de quitter le pays, et j’ai donc accepté. Je suis venu m’installer ici et j’ai commencé à écrire un scénario. J’ai même terminé le script : ça parlait d’une femme coréenne exilée à Paris et de ses aventures sexuelles variées … A la réflexion, je crois que ce n’était pas si bon que ça et je pense que c’est une bonne chose que ça n’ait pas abouti. Je suis rentré en Corée où l’on m’a proposé de faire The Housemaid, et j’ai accepté la commande.
On trouve, de The President’s Last Bang à vos derniers films, une critique virulente du pouvoir, des puissants et de l’argent, mais on a l’impression que votre répulsion est parfois teintée de fascination : à la fois dans la description des corps érotisés dans The Housemaid et L’Ivresse de l’argent et dans votre approche des personnages. Par exemple, dans Intimate Enemies, vos héros sont des outsiders, des voleurs en marge de la société, mais ils ont un côté bling-bling, clinquant, très marqué. Comment voyez-vous cette contradiction ?
Ha, on m’a souvent dit cela pour The Housemaid et L’Ivresse de l’argent. Comme quoi je critiquais le capitalisme, mais que fait, j’aimerai faire partie du système. Ce à quoi je réponds que ce que je montre existe vraiment. Il y a réellement des gens qui vivent comme ça et c’était ce que je voulais montrer.
C’est la première fois que je parle d’Intimate Enemies à l’international. Mon modèle était Les Valseuses de Bertand Blier. Je voulais montrer des personnages libres. Je pense que le film a beaucoup à voir avec l’anarchie, vous n’êtes pas d’accord ? On peut penser que l’argent est important pour eux, mais en y regardant plus attentivement, c’est loin d’être le cas. C’est un prétexte très secondaire.
Le personnage féminin de Intimate Enemies partage d’ailleurs beaucoup de chose avec celui de Tears. Ce sont des femmes fortes qui traversent toute votre filmographie. Qu’est-ce qui vous intéresse dans ces portraits ?
Mad Max : Fury Road ! Terminator 2 ! Les films sont pleins de femmes fortes ! J’aime les monter à l’écran : je pense que c’est cool ! C’était d’ailleurs ma volonté aussi dans Intimate Enemies. Il a fallu que j’arrive à convaincre l’acteur Ryoo Seung-bum que ce n’était pas lui le héros. Que le vrai personnage fort, c’était elle et qu’il était plus faible. Mais il est toujours présent pour elle, c’est aussi le rôle d’un homme, non ?
On vous sent d’ailleurs aller avec ce dernier film vers le cinéma de Ryoo Seung-wan, le frère de votre acteur principal… Est-ce que ce rapprochement vous choque ?
(Il fait la grimace) Ryoo Seung-wan ? Noooon (rires). Enfin, j’aime bien ses films, mais ça n’a vraiment rien à voir avec moi.
Intimates Enemies est quand même votre film le plus accessible au public coréen, et pourtant, c’est celui qui a le moins bien marché. Comme expliquez-vous cet échec ?
À l’origine, c’est la Fox, qui voulait un film coréen, qui m’a contacté. Ils pensaient que Im Sang-soo était parfait pour eux et ils m’ont choisi. J’ai écrit le scénario, mais c’est quasiment une commande. Ils m’ont dit qu’il n’y avait pas besoin d’aller à Cannes avec celui-là, et donc de faire un film de genre plaisant et amusant. Et c’est ce que j’ai fait ! A la première du film, le président de Fox International a adoré le film : tout le monde était content. Ce n’est pas du grand cinéma, mais c’est amusant et sympa. Quand on a constaté le désastre du film au box-office, mon équipe, les producteurs, et même la Fox étaient sous le choc. Ils ont été tellement surpris, qu’ils ont stoppé toutes les ventes internationales. J’espère qu’ils vont reprendre (rires) ! On a tenté de trouver des explications, mais je ne sais vraiment pas ce qui s’est passé ! De manière objective, la Corée a vécu une épidémie à ce moment, avec le virus Mers. La société coréenne était pétrifiée, il y a eu de nombreux morts. Beaucoup de gens ne souhaitaient pas se rassembler dans les lieux publics, et donc ne voulaient pas aller au cinéma. Mais je ne crois pas que ce soit la raison principale. En face, il y avait la même semaine un film très conservateur, soutenu par les médias d’extrême droite. C’était difficile de rivaliser vu qu’il occupait beaucoup de salles… Mais ce n’est pas non plus le principal. Le film s’adresse aux jeunes, qui traversent en Corée une période très difficile : ils n’ont pas d’argent, pas d’emplois, il y a un taux de suicide très élevé. J’en suis pleinement conscient et je voulais leur donner une aide psychologique avec ce film. Mais apparemment, ils ont refusé mon aide. Je suis peut-être simplement trop loin de de cette génération maintenant. Il y a même une théorie du complot qui circule, vu que le pouvoir en place ne m’aime pas trop, mais je n’y crois pas vraiment.
Vous vous livrez dans vos premiers films à des citations cinéphiliques (Truffaut et Casablanca dans Une Femme coréenne), voir à des autocitations – quand les personnages de Tears regardent Girls’ Night Out…
Oui, et je continue ! The Housemaid est un remake et dans L’Ivresse de l’argent, les personnages regardent The Housemaid, l’original de Kim Ki-young ! C’est le genre de chose qui m’amuse beaucoup !
La chose qui a par contre beaucoup changé dans votre cinéma est votre style. Le point de bascule pourrait être The Housemaid, dont la première scène a le côté documentaire de vos premiers films, alors que la suite a ce côté très stylisé, presque maniériste de vos derniers films. Comment avez-vous conceptualisé cette évolution ?
En fait, j’ai commencé à travailler avec Kim Woo-hyung (ndlr – son directeur de la photographie) sur Une Femme coréenne. C’est le vrai génie de mes films et cette rencontre, primordiale, explique le changement de style entre Tears et Une femme Coréenne. Dans toute ma filmographie, il n’a a que The Housemaid qu’il n’a pas fait, mais c’est son assistant qui occupe son poste. On est donc dans la même école.
Nous demandons à chaque réalisateur que nous rencontrons de nous parler d’une scène d’un film qui l’a particulièrement touché, fasciné, marqué et de nous la décrire en nous expliquant pourquoi.
Pouvez-vous nous parler de ce qui serait votre moment de cinéma ?
Il y aurait beaucoup de moments de cinéma pour moi ! Je dois admettre que j’ai été influencé par beaucoup de bons films français. Mais les vieux, pas vraiment ceux d’aujourd’hui (rires) ! Là, je pense à La Nuit américaine de François Truffaut. Il y a ce moment où la scripte, interprétée par une grande actrice française, Nathalie Baye, fait un trajet en voiture de 10 minutes de l’hôtel au lieu de tournage, qui dure depuis des semaines. Nathalie Baye sur le chemin, enlève son pantalon et dit « Je ne l’ai pas fait depuis longtemps, donc faisons-le ! ». C’est une scène qui m’a marqué. J’ai vu ce film adolescent et pour un jeune coréen, une femme qui prend l’initiative comme ça, c’était choquant ! Je ne l’ai pas oublié et c‘est sans doute pour ça que j’ai placé des personnages de femmes fortes dans mes films !
Propos recueillis par Victor Lopez le 06/02/2015 au Festival des cinémas d’Asie de Vesoul 2016.
Merci à Jeanne Mongay et Bastian Meiresonne (et Marc L’Helgoualc’h).
Photos : © www.cinemacoreen.fr