Magnifique portrait d’actrice, Ekstra met en scène la star du cinéma philippin Vilmas Santos dans le rôle d’une figurante tentant de percer dans le monde du soap opera, véritable institution télévisuelle aux Philippines. Le Black Movie nous a permis de rencontrer son auteur, le réalisateur Jeffrey Jeturian afin de lui parler de cinéma indépendant, de son rapport avec la télévision, et bien sûr de son travail avec sa muse.
Pouvez-vous présenter votre parcours à nos lecteurs ?
Je suis Jeffrey Jeturian. Aux Philippines, je réalise des films et je travaille également pour la télévision. C’est la seconde fois que je viens au Black Movie : j’y avais déjà présenté The Bet Collector en 2008, qui avait dû être invité à au moins 100 festivals. À l’époque, j’avais passé 3 mois entiers en Europe, voyageant d’un festival à l’autre.
Concernant votre dernier film, Ekstra, l’avez-vous écrit spécialement pour Vilmas Santos, et comment l’avez-vous convaincue d’accepter le rôle ?
C’est un ami qui a proposé que l’on réalise Ekstra avec Vilmas Santos. Dans le même temps, on a soumis le projet à Cinemalaya, un festival de films indépendants, pour avoir des financements. Et on a eu la chance d’être sélectionné parmi les 5 films de l’année du festival. Quand on soumet un titre au festival, il faut leur indiquer qui on envisage pour le premier rôle. En parallèle, on a donc commencé à discuter avec Vilmas Santos, pour voir si elle pouvait accepter le rôle. Elle a lu les scénarios et a beaucoup aimé. Ce qui tombait bien car je pense que si Cinemalaya a accepté notre film, c’est surtout parce qu’on la proposait comme tête d’affiche. Comme c’est une énorme star, l’idée était qu’elle pouvait apporter une vraie visibilité au cinéma indépendant philippin. Aucun film indépendant ne peut avoir un tel casting, et cela explique aussi pourquoi ils ne marchent pas vraiment au box-office. On pensait qu’avec elle, le cinéma indépendant pouvait devenir plus attractif et attirer plus de spectateurs.
Pouvez-vous nous expliquer plus en détail le fonctionnement de Cinemalaya, et la manière dont le film a été financé ?
Cinemalaya est un festival de cinéma indépendant qui soutient deux types de projets. Les premiers sont ceux des « nouveaux réalisateurs », qui ont fait moins de 3 films, et les autres ceux des « vétérans », qui ont réalisé 3 films ou plus ayant eu une sortie commerciale. Il finance 10 projets de nouveaux réalisateurs et 5 pour les autres. Mais il donne de petites sommes. C’est ensuite au réalisateur de compléter le financement de sa production. La somme de base est de 10 000 dollars. Le festival existe depuis 10 ans et il est primordial dans la découverte de nouveaux cinéastes. Certains d’entre eux ont ensuite une reconnaissance internationale. Il est aussi la raison pour laquelle les festivals internationaux ont ouvert leurs portes au cinéma philippin. Ekstra était donc l’un des cinq films financé par Cinemalaya.
Comment avez-vous trouvé les fonds pour compléter ce budget ?
C’est Joji Alonso, qui avait également produit The Bet Collector qui s’en est chargée. Elle est avocate, mais produit également des films. J’ai également investi un peu dans ce projet. J’avais vraiment l’impression que le film pouvait bien marcher grâce à son casting et à l’aspect commercial du film. Disons que c’est un film très accessible de par son genre, la comédie. Mais malheureusement, les choses ne se sont pas passées comme prévu. Sans doute que les spectateurs n’étaient pas prêts à voir Vilmas Santos dans un rôle aussi peu glamour. Bon, on n’a pas perdu d’argent non plus…
Comment avez-vous dirigé Vilmas Santos pour l’orienter vers ce jeu moins glamour ?
Je crois que c’était un personnage assez facile à jouer pour elle car elle est dans ce milieu depuis 50 ans. Dans ses autres films, elle côtoie donc des figurants à longueur de journée. Son grand challenge était plutôt de s’adapter à un plateau de tournage indépendant, bien loin de ce dont elle a l’habitude sur des films mainstream en terme de ressource de production. Par exemple, une grosse production lui prend environ un an de travail. Ici, on avait des contraintes de temps très serrées. Nous avons pu accorder nos plannings, mais ce fut extrêmement compliqué car elle est aussi gouverneur d’une province des Philippines. Pour qu’elle participe à ce projet, c’était qu’il lui tenait vraiment à cœur. De mon côté, ce n’était pas évident non plus car j’étais aussi pris par le tournage d’un soap opera 3 jours par semaine, les lundi, mercredi et vendredi. Le tournage ne pouvait donc avoir lieu qu’entre ces jours-là ! Entre tout cela, on a réussi à tourner en 12 jours, répartis sur 2 mois. Elle a également renoncé à son salaire.
Vous travaillez donc également pour la télévision. Est-ce que vos méthodes de réalisation sont différentes quand vous travaillez pour une série que sur un film indépendant ?
En fait, travailler pour la télévision m’aide surtout à apprendre à gérer mon temps lorsque je réalise des films. À la télévision, je m’habitue à tourner plusieurs séquences par jour. On retrouve ce temps très limité dans le cinéma indépendant. Il faut être précis et économiser sur tout car les budgets sont serrés. En termes de direction d’acteurs, c’est par contre très différent. Par exemple, sur Ekstra, j’ai demandé à Vilmas Santos de « ne pas jouer », d’être la plus naturelle possible. Dans les productions mainstream, on est toujours très conscient de son jeu, des angles de caméras. Il fallait qu’elle oublie tout cela. C’était nécessaire pour capter l’essence de la vraie vie.
Nous connaissons assez mal les soap operas…
(Il interompt) Vous n’en avez pas ici ?
En Europe, on a plutôt les soap américain, les productions locales ne sont pas très importantes… Le public est plutôt âgé…
Au Philippines, en prime-time, il n’y a que ça ! Les chaînes diffusent des soap l’un après l’autre !
Ekstra est très critique par rapport à cette industrie…
Oui, c’est une parodie.
Pourtant, vous utilisez la même grammaire cinématographique dans votre critique que dans les soap eux-mêmes. Quel était votre intention dans ce rapprochement ?
Je voulais montrer les artifices des soap operas, et le côté peu naturel d’un tournage, des situations, des dialogues… Tout cela n’a rien à voir avec la vraie vie. La vraie vie, c’est celle des gens sur le plateau. De plus, tout se fait uniquement pour le profit. C’est pourquoi je termine le film sur un écran qui diffuse de la publicité. C’est le message du film : tout ça arrive uniquement à cause des publicités, qui dictent l’attitude de tout le monde ensuite.
Vous semblez d’ailleurs beaucoup excuser vos personnages pour démonter ce système pyramidal, alors que certains ont vraiment des attitudes inhumaines. Comme le dit l’un des personnages, les figurants ne sont pas des personnes à leurs yeux, mais des accessoires. Ne pensez-vous pas qu’ils participent aussi à ce système par leur attitude ?
Oui, mais c’est ce système qui les transforme en monstres. Si vous devez absolument faire 45 séquences en une journée, la pression devient intenable. Et votre perception des choses change. La priorité est de terminer son travail à n’importe quel prix. Je pense que ces conditions de travail font perdre leur humanité aux gens. C’est le système qui est anormal, et il nourrit l’anormalité des gens qui travaillent en son sein.
C’est une observation qui vient directement de votre expérience dans ce système ?
Oui, c’est une manière de regarder la réalité dans laquelle je vis. Dans ce film, j’essaie d’avoir un regard extérieur sur l’industrie. Je me dois d’être objectif et de me dissocier de la personne que je suis quand je travaille dans ce système. Je me dois d’en faire le portrait le plus juste et vrai possible.
Comment les chaines de télévision ont-elles réagi au film ?
Certains producteurs et exécutifs étaient embêtés après avoir vu le film. Ils voulaient me parler, savoir qui agissait ainsi sur les tournages… Mais on n’en a jamais parlé… Les choses vont trop vite dans ce milieu : un problème chasse l’autre et ils ont vite oublié. Mais dans l’ensemble, ils connaissent cette réalité, donc ils ont pu prendre un peu de distance face au film.
Nous avons également vu au Black Movie Sapi, de Brillante Mendoza…
Ha, vous l’avez vu ?
Oui : c’est également une critique de la compétition dans les networks. Qu’avez-vous pensé de son approche ?
Je ne l’ai pas vu, mais j’en ai entendu parler. Mais il n’a pas été bien reçu par les critiques, il me semble…
Non, pas vraiment… (rires)
Vous n’avez pas aimé ?
Pas vraiment, non…
Mais c’est une réalité dans mon pays : il y a une telle compétition dans le milieu de la télévision ! Les gens font n’importe quoi pour surpasser les autres.
Quel serait votre définition du cinéma indépendant aux Philippines ?
L’inverse d’un film mainstream ! Donc pas de stars, personne pour dicter au réalisateur ce que doit être son film, la liberté absolue du cinéaste sur son travail… et peu d’agent, et de publicité ! Aux Philippines, les télévisions produisent aussi leurs films, ils ont donc toutes les publicités. Les films indépendants n’ont pas le budget pour ça. On peut avoir de la visibilité uniquement dans des festivals comme Cinemalaya. Et comme on a peu de ressources, nos films doivent être riches en contenu !
Vous pouvez peut-être placer des publicités pour Ekstra dans vos soap operas ? (rires)
Nous demandons à chaque réalisateur que nous rencontrons de nous parler d’une scène d’un film qui l’a particulièrement touché, fasciné, marqué et de nous la décrire en nous expliquant pourquoi.
Pouvez-vous nous parler de ce qui serait votre moment de cinéma ?
Dans les années 70, j’étais encore étudiant quand j’ai découvert ce film de Lino Brocka, Manille. Dans la scène finale, un homme commet un meurtre pour venger sa copine qui est morte après être devenue l’esclave d’un homme d’affaires chinois. En fait, il le tue accidentellement, et il essaie de s’enfuir. Il se retrouve piégé dans un cul-de-sac et le film se termine sur son visage ! Cette image est restée ancré en moi. C’est grâce à ce réalisateur que j’ai décidé de devenir réalisateur. Je me suis dit que si le cinéma a ce pouvoir de remuer autant les gens, c’est ce que je dois faire.
Avez-vous un dernier mot pour nos lecteurs ?
J’adore être ici, au Black Movie ! On y retrouve l’esprit d’indépendance que j’aime ! Ici, il n’y a pas de stars, mais ce sont les films et les réalisateurs qui sont les stars. Et il y a une vrai promiscuité qui permet de rencontrer les autres réalisateurs, d’aller voir leurs films. Il faut absolument que je fasse d’autres films pour venir les présenter dans ce festival !
Propos recueillis par Victor Lopez le 21/01/2014 au Black Movie de Genève.
Retranscription : Victor Lopez et Jérémy Coifman
Un grand merci à Antoine Bal, à Maxime Morisod, ainsi qu’à toute l’équipe du Black Movie !