Une foison de récompenses, en 1954, pour ce film en costumes qui contribua à la reconnaissance du cinéma japonais en Occident : Grand Prix à Cannes (l’équivalent de la Palme d’or à l’époque), Léopard d’or au Festival de Locarno, Oscar du meilleur film étranger. Le DVD de La Porte de l’enfer, édité par les Films Sans Frontières, est disponible en DVD depuis le 17 mai 2012. Par Antoine Benderitter.
Dès sa sortie en 1954, La Porte de l’enfer fut couvert d’hommages. Peut-être trop. Au point que le film a ensuite fait l’objet d’une dépréciation critique, puis est tombé dans un oubli relatif. Certes, il ne pouvait pas se targuer de la vitalité des chefs d’œuvre contemporains de Kurosawa et Mizoguchi, que ce soit Les Sept Samouraïs ou L’Intendant Sansho, sortis la même année. Mais le film de Kinugasa Teinosuke mérite, avec le recul, d’être réhabilité. Avant tout grâce à la force de ses choix esthétiques, d’autant plus admirables si on les replace dans le contexte de l’époque.
Jean Cocteau, enthousiaste, prétendait voir dans La Porte de l’enfer « les plus belles couleurs du monde ». Jusque-là, à peu près tous les films japonais distribués à l’international étaient en noir et blanc. Ils n’en déployaient pas moins un sens pictural remarquable, notamment Rashomon (1950) de Kurosawa – à propos duquel Fellini déclara que la caméra parvenait à filmer la lumière elle-même, reflétée par les sabres et frémissante au milieu des feuillages. Avec ses teintes en Eastmancolor, La Porte de l’enfer développait une dimension supplémentaire, celle d’une sensibilité chromatique si spécifiquement japonaise qu’elle relevait quasiment du jamais-vu.
Certes, en 1954, le cinéma en couleurs avait déjà produit des joyaux, depuis Le Narcisse Noir (1947) de Powell et Pressburger jusqu’au Fleuve (1951) de Renoir : mais ces films, malgré le cadre asiatique de leur intrigue, exprimaient d’abord la sensibilité européenne de leurs auteurs, leur rencontre fascinée avec un autre monde. A contrario, La Porte de l’enfer se distinguait par la symbiose entre des thématiques très japonaises – code de l’honneur, sens du sacrifice, raffinement des manières cohabitant jusqu’à l’absurde avec saillies de violence – et une esthétique radicale, marquée par l’artifice des décors et l’incandescence presque phosphorescente des costumes. Sans doute peut-on y voir la résurgence d’un art japonais multiséculaire de l’estampe.
A part Ran de Kurosawa, réalisé trente ans plus tard, peu de films égalent La Porte de l’enfer dans cette approche flamboyante, où le choc des couleurs exprime, mieux que le jeu hiératique des acteurs, l’entremêlement furieux des passions et l’aveuglement des sentiments, creusant avec opiniâtreté le sillon de la tragédie. Or ce bouillonnement d’émotions et de couleurs s’inscrit dans un cadre rigoureux, formaté, souvent statique : du moindre plan sourd une sensation sidérante de maîtrise formelle. D’où un effet de contraste, une tension à la limite du névrotique, qui même près de soixante ans après la sortie du film n’ont pas fini de fasciner le spectateur.
Cela dit, La Porte de l’enfer ne se réduit pas à un déploiement abstrait de picturalité éclatante sur fond de passions humaines : le film orchestre ces composantes au sein d’un scénario peu avare en stéréotypes, mais qui présente le mérite de ménager certaines surprises – notamment l’inflexion intimiste de sa deuxième partie. Le récit se déroule dans le Japon du 12e siècle. La guerre des clans fait rage, générant une ambiance d’apocalypse où nous plonge d’emblée un prologue saisissant, qui déploie des scènes de carnage en Eastmancolor au fil de travellings latéraux fluides, nerveux et élégants. Par la suite, l’intrigue bifurque pour graviter autour d’un triangle amoureux. Un des guerriers victorieux s’éprend d’une jeune servante, mais celle-ci appartient déjà à un autre homme. Originalité : c’est l’amant malheureux qui paraît obstiné, mesquin, brutal, tandis que le mari est présenté comme un homme raisonnable, voire sage, auquel son épouse semble authentiquement attachée.
Si le film laisse, en définitive, l’impression d’être un peu poseur, empesé dans sa perfection décorative, il met en scène avec une certaine fluidité son récit tragique. L’exotisme, flagrant pour un spectateur occidental des années 1950, s’est en partie dissipé : la sensation d’étrangeté résiduelle captive parfois, mais ne suffit pas à totalement compenser le manque d’épaisseur psychologique du film. Ces réserves mises à part, La Porte de l’enfer reste un film à voir ou à revoir, d’autant que l’édition DVD, à défaut de proposer le moindre bonus et une restauration irréprochable, rend hommage à sa magnifique palette de couleurs. Bref, un achat chaudement recommandé.
Antoine Benderitter.
Verdict :
La Porte de l’enfer de Kinugasa Teinosuke, disponible en DVD édité par Films sans Frontières depuis le 17/05/2012.