Des 25 films sortis entre 1962 et 1973, Wild Side a terminé en 2006 la réédition de 14 titres essentiels de l’épopée Zatoichi. De la vingtaine d’heures passées à marcher à côté d’un mythe, il reste la mélancolie d’un voyage cinéphile partagé avec des silhouettes, des couleurs et le visage d’un ami, Katsu Shintarō. Souvenir d’un voyage à l’occasion de la réédition des films en coffret ! Par Fabien Alloin.
Faire corps avec le mythe
Si dès notre première rencontre on suit naturellement Zatoichi (Katsu Shintarō) sans se méfier, c’est en grande partie du fait de l’allure bonhomme du personnage. Dans le Japon de la fin de l’ère Edo (1603-1868), le réalisateur Misumi Kenji dès le premier épisode, Le masseur aveugle (1962), présente son héros en parfait décalage avec ce qui l’entoure. Aveugle, masseur itinérant, joueur et ivrogne invétéré, Zatoichi donne l’impression de trainer son embonpoint de ville en ville sans se soucier le moins du monde de l’époque qu’il traverse. La sympathie que l’on a pour lui vient ainsi en grande partie de l’allure inoffensive qui se dégage de son visage rond et de son dos courbé. L’attachement à cette épopée, qui se fait de plus en plus fort au fil des films, passe en effet à travers un corps reconnaissable entre mille, celui de Katsu Shintarō. Du premier au dernier épisode (en plus de la centaine d’épisodes que comporte la série télévisée), Zatoichi est un même visage, une même voix, un même sourire.
Le justicier
Toujours à ses côtés, la familiarité qui nous lie à lui, sauve même les épisodes les moins intéressants. Zatoichi contre le sabreur manchot (1971) ou Retour au pays natal (1973), malgré leur caractère anecdotique, marquent pourtant. Leur scénario n’est pas foncièrement différent des autres épisodes, leur réalisation est nettement en deçà des films de Misumi Kenji, mais ces métrages existent néanmoins, à travers les yeux fermés de Katsu Shintarō. Film après film, nous sommes son regard, nous marchons à ses côtés. Quand dix-sept ans après Retour au pays natal, Katsu Shintarō réalise l’ultime Odyssée finale (1989), son corps transformé par les années est toujours au centre de l’écran. Face à une silhouette que l’on connait sans pourtant entièrement la reconnaître, l’attachement qu’on a pour lui, tinté de mélancolie, y est encore plus fort. Les souvenirs des années passées, les souvenirs du voyage reviennent alors. Accompagnant le bruit de lames qui se rencontrent et les cris des champs de bataille, la furie du corps de Zatoichi, tordu par la rage, apparaît. Le masseur aveugle s’est relevé, le dos bossu a disparu et l’arme tourne autour de lui pour laisser au sol nombre de cadavres démembrés. Dans Zatoichi contre Yojimbo (1970), Mifune Toshirō ne cesse de l’appeler le monstre. Cet homme que l’on était prêt à suivre n’importe où, cet ami, ne semble en vérité n’apporter que la mort.
Trouver une raison de vivre
Ce qui entoure Zatoichi, les ombres désabusées qui vivent dans les paysages qu’il traverse, ne sont rien d’autre que les vestiges d’une époque sur le point de mourir. Les liens entre le personnage de Zatoichi et l’univers de Sergio Leone ne se retrouvent pas uniquement à travers la violence maniérée qui les habitent tous les deux. Plus encore que l’imagerie du duel climax, présent chez l’italien comme chez le japonais, se trouve dans le contre-champ du personnage du masseur aveugle ou du cow-boy sans nom, une fin du monde. Les rails posés dans le désert américain voient une certaine vie mourir à la fin d’Il était une fois dans l’Ouest (1968). Les samouraïs sans maître, les hommes sans cause qui hantent les cadres de Zatoichi eux, ont également un pied dans le passé : avec comme décors l’autorité shogunale déchue, les gangs pullulent et toute une société est sur le point de s’écrouler. Zatoichi ne choisit pas réellement de défendre les faibles et les opprimés dès l’instant où il rentre dans une nouvelle ville mais ce sont eux qui viennent à lui naturellement. Comme ils se rattacheraient à une figure du passé ou au souvenir d’une vie meilleure, ils implorent son aide.
Le shogun de l’ombre
La brutalité qui se dégage de cette homme aveugle vers qui sont dirigés tous les regards, la fureur graphique qui rythmera chacun des épisodes de cette épopée, Zatoichi ne la refuse pas et l’accepte comme une fatalité. Un écart gigantesque dans le traitement de la violence existe entre les huit années qui séparent le premier épisode, Le masseur aveugle du Shogun de l’ombre (1970), l’un des sommets de l’épopée. Ces deux films réalisés par Misumi Kenji, auteur des épisodes les plus réussis, représentent bien l’évolution de Zatoichi qui au fil des années s’est transformé en ce monstre que pointait du doigt Mifune Toshirō. Le noir et blanc de 1962 et les trois hommes qu’y tuait Zatoichi laisse la place en 1970 à une folie sanglante et à une gigantesque montagne de cadavres. Si Misumi Kenji, deux ans avant son Baby Cart, construit déjà la sauvagerie qui fera le succès de cette autre série, son Shogun de l’ombre sonne également comme un point de non retour pour son héros. Manieur de sabre hors pair dès les premiers films, le tueur qu’il est devenu au fil des années le dépasse. Tous on trop attendu de Zatoichi s’en s’apercevoir qu’à force de trop donner, l’homme qui se cache derrière le mythe est sur le point de disparaître. Car s’il ne cesse d’apporter la mort, s’il ne cesse d’avancer, c’est que Zatoichi cherche avant tout une raison de vivre.
Ne jamais se retourner
Caché sous un pont, Zatoichi fond en larmes quand il entend l’enfant qu’il avait recueillit plus tôt crier son nom. Le gosse ne le trouve pas et retourne auprès de ses parents, laissant le masseur à sa solitude. Ces images qui viennent terminer Route sanglante (1967) en appellent d’autres. Zatoichi ne peut pas être père comme il ne peut pas être un mari, un fils ou même un ami. Sa mélancolie qui se dégage de chacun des films est celle d’un homme condamné à ne plus jamais se retourner. Rien n’existe derrière lui si ce n’est les charniers fumants qu’il laisse et nombre de familles en deuil. Lorsqu’un enfant vient le chercher au moment où il allait quitter le cadre, quand une femme demande à être aimée, Zatoichi se dépêche d’avancer, laissant derrière lui toutes les promesses qu’on serait prêt à lui faire. Si dès les premiers épisodes il s’attache à ses ennemis, à Yojimbo, au sabreur manchot ou au samouraï du fantastique Route sanglante, c’est qu’ils lui ressemblent et qu’ils sont comme lui, contraints de vivre et de mourir seuls.
Route sanglante
Quand en 1972 Katsu Shintarō réalise lui même La blessure, c’est comme s’il donnait enfin à Zatoichi le droit de crier toute sa douleur. D’horreur en horreur, à la fin de ce film glacial, le héros que l’on avait suivit jusqu’ici n’est plus qu’une machine. La bonne humeur de la première rencontre, l’humour de ce joueur de dés amateur de saké a totalement disparu. Le corps qui reste a l’écran est entièrement détruit. Son infirmité est désormais de chaque membre et s’il tient debout, s’il tue encore ceux qui s’approchent de lui, c’est qu’il ne sait rien faire d’autre. A travers la figure de Zatoichi, c’est Katsu Shintarō tout entier qui bouleverse. Après toutes les heures passées à ses côtés, le laisser partir seul est une souffrance et cette fois-ci, à nous la mélancolie. On l’espérait, mais il ne se retournera pas.
Fabien Alloin.