Au Théâtre National de Chaillot, Legend Lin Dance Theatre vient de présenter le spectacle Chants de la Destinée. La chorégraphe Lin Lee-Chen s’inspire de la mythologie et du folklore taïwanais pour explorer une nouvelle fois le langage de la danse et de la « non-danse » contemporaines. Par Alexandra Bobolina.
Une densité noire saisit la vue lorsque le spectacle commence. Les yeux parcourent ce noir pour chercher une forme, une silhouette… le spectacle. Alors, on s’aperçoit, que, à côté des tambours installés aux extrémités de la scène, deux musiciennes sont apparues, entourées par la lumière inconstante des chandelles. Ce sont les battements de leurs tambours qui introduisent sur scène les premiers personnages de cette légende, dernier maillon de la trilogie de Legend Lin Dance Theatre. Lentement, très lentement, les différents éléments apparaissent parmi des décors minimalistes et des sons rythmés. Les pas se suivent nets, parfaitement mesurés et coordonnés entre une vingtaine de danseurs sur scène. Identifiables grâce aux couleurs propres à leur peau et à des costumes très contrastés, ils sont divisés en communautés entre la nature et la divinité. Aucun des personnage qui habitent la scène ne peut être considéré comme le principal, chacun étant important à un moment donné. D’une voix puissante, la sorcière chante alors que les corps blancs des ballerines s’avancent pas à pas, en réponse silencieuse au mouvement des figures noires des hommes, animaux, oiseaux, tempétueux et solides à la fois. Cette chorégraphie pratiquement statique ressemble à un tableau symboliste de par sa narration et futuriste de par sa géométrie précise. Chaque figure dans ce bouquet d’identités agit, portée par l’énergie d’un ensemble, tout est subordonné à des forces supérieures.
Un calme imposant règne sur la scène pendant les premières (longues) minutes. On attend. Le spectacle a commencé, et pourtant, son évolution nous reste étrangère et incompréhensible. Une tension étouffée émane de cette composition, où chaque trait évoque la puissance d’une force d’une explosion qui paraît destinée à ne jamais se produire. Les décors se résument en de larges tissus, qui traversent la scène et leur transparence souligne la présence insaisissable des acteurs. Habillés et déshabillés en couleurs, vivants, maquillés, certains portent des costumes du folklore des populations taïwanaises miao, dong ou aborigènes et symbolisent leur intemporalité. Les accessoires sont parties intégrantes de leur mouvement comme les plumes, prolongations des corps des aigles ou l’éventail sur la tête d’une des danseuses centrales. Comme ça, entre la nature et la divinité, dans leur inhumanité, ces êtres fascinent le spectateur sans pour autant satisfaire la curiosité de son voyeurisme.
Puis, sans que l’on s’en aperçoive, les mouvements s’accélèrent, les sons dictent des gestes de plus en plus amples et finissent par nous absorber dans ce monde ou s’alternent les phénomènes naturels et les conflits. La légende raconte que l’esprit blanc du fleuve est amoureux d’un aigle. Mais ils ne pourront être ensemble, car l’esprit est promis en épouse à la nature. Sous les chants de la chamane une union entre la nature et l’esprit, l’aigle et le fleuve, a lieu dans une danse amoureuse. Un combat bouleverse l’équilibre et s’achève par la transformation des acteurs. Et puis la paix revient, chacun retrouve sa place. Ou plutôt rien n’a vraiment changé, du déjà vu mais en un peu différent.
Lin Lee-Chen a fondé Legend Lin Dance Theatre il y a 16 ans pour raconter sa terre natale Taïwan. En 1995, Miroirs de vie illustre un rituel religieux dans un temple et Hymne aux Fleurs Qui Passent traverse les saisons en quatre scènes où les hommes et les dieux prennent leur part dans le mouvement cyclique de la nature. Avec Chant de la destinée le cercle se ferme. Ce dernier épisode a demandé 9 ans de travail pour Legend Lin Dance Theatre.
La vision taoïste de l’univers occupe une place importante dans le travail de la troupe. Les liens entre Yin et le Yang maintiennent l’ordre dans le déroulement cyclique où chaque élément et chaque être font partie essentielle de la construction générale. Ses danseurs interprètent les concepts principaux du taoïsme : transformation, changement, exercice, purification, métamorphose. Rien ne s’achève et les extrêmes s’échangent dans un monde où négatif et positif n’existent pas. La nature, l’énergie, les esprits et les hommes, tout fait part d’un monde où l’équilibre parfait se maintient par la transformation incessante de ces différentes unités.
La danse contemporaine orientale est un art où, on le sait à l’avance, le plaisir visuel aura un rôle principal et on s’y abandonne volontiers. Dans Chants de la Destinée, cette beauté indubitable reste étrangère, trop lointaine pour être contemplée de manière spontanée tellement la tension physique se transmet de la scène vers le public. C’est peut-être la lourdeur d’une introduction, qui est, malgré tout, nécessaire pour nous permettre par la suite l’accès inconditionné au monde des ancêtres. Sous la direction de Lin Lee-Chen, la philosophie taoïste, la présence humaine et les êtres surnaturels se retrouvent dans une harmonie à la fois fragile et puissante. La volonté de perfection transpire dans la cohésion entre les corps, le son et le mouvement, visuel, chromatique, sensoriel. Et parfois, comme dans la vie, Chants de la Destinée nous rapproche de cette perfection.
Alexandra Bobolina.