La sortie d’un coffret Stanley Kwan en France ravira autant qu’elle étonnera. Le réalisateur auteuriste de Hong Kong n’a en effet jamais rencontré le succès, autant critique que public dans notre beau pays où on lui préfère encore l’indétrônable Wong Kar Wai. Un peu comme si le cinéma indépendant de Hong Kong ne pouvait avoir plus d’un représentant chez nous. On avait en effet pu voir il y a quelques mois la sortie furtive de Final Victory de Patrick Tam, dont le nom du réalisateur était mis autant en avant que celui de son scénariste (WKW donc !). Et la comparaison avec le metteur en scène de Chungking Express n’est pas anodine. Issus de la même génération, Kwan commence la mise en scène en 1985 avec Women, succédant à la nouvelle vague locale apparue à la fin des années 70. Ils partagent également un goût prononcé pour une mise en scène maniérée et des personnages féminins. C’est donc dans l’univers particulier de ce réalisateur que le coffret édité par HK vidéo nous permet de plonger, au travers de trois films importants de sa filmographie : Love Unto Waste (1986), Rouge (1988) et Center Stage (1992).
Love Unto Waste : La seconde vague
Seconde réalisation de Kwan, Love Unto Waste trouve un écho particulier en cette période. L’influence de la nouvelle vague taïwanaise se fait fortement ressentir, et plus particulièrement l’œuvre d’Edward Yang. L’histoire suit cinq personnages principaux. Trois femmes et deux hommes. Billie (Irene Wan) est un jeune mannequin de supermarché, Suk Ping (Elaine Kam) est une actrice de figuration qui aimerais devenir la nouvelle Brigitte Lin, quant à Su Ling (Tsai Chin) c’est une chanteuse de bar dont la carrière musicale n’aura jamais volé plus haut. Pleines de désillusions, ces trois jeunes femmes n’auront pas eu la carrière dont elles rêvaient. Billie entame une relation avec Tony Cheung (Tony Leung Chiu Wai), un jeune fils à papa qui ne sait pas vraiment quel sens donner à sa vie.
Il est difficile de parler du film sans en révéler l’histoire, donc si vous souhaitez garder le secret sur l’intrigue, passez directement au paragraphe concernant le film suivant. Le film se scinde en trois actes bien distincts. La première partie du film est assez mélancoliques et met l’accent sur les relations entre les trois amies et la romance avec Tony. Au bout d’une demi-heure, un événement inattendu fait basculer le film dans autre chose. Su Ling est assassinée chez elle. L’histoire fait alors intervenir un personnage de flic incarné par Chow Yun Fat. Délaissant l’intrigue policière, le récit préfère montrer la volonté de l’agent à sympathiser avec les trois autres personnages. Tous dégagent une certaines tendresse et Kwan nous montre des personnages sous le choc de la mort d’une proche. La troisième partie vire quant à elle totalement au drame, et nous montre les personnages ramenant les cendres de Su Ling à sa famille à Taïwan, avant d’expliquer que Chow Yun Fat se meurt d’un cancer.
Très elliptique, le film fait fortement penser au travail d’Edward Yang et enchaine les séquences déconnectées les unes des autres. Comment ne pas voir dans le voyage à Taïwan une référence assumée à la nouvelle vague de ce pays ? Kwan à l’instar de Yang sonde les changements de la société au travers de personnages qui s’inscrivent dans une époque. On notera à ce propos que le film est produit par la Pearl City Film, société de production issue de la nouvelle vague qui donnera plusieurs classiques auteuristes d’Alex Cheung (Cops and Robbers), Dennis Yu (The Beasts), Ronny Yu (The Saviour) ou Tony Au (The Last Affair et Dream Lovers) mais également de la D&B, la société de production de Sammo Hung. Pour appuyer ce côté auteuriste et contemporain, la photographie est confiée à Johnny Koo (Man of the Brink, The Club, Long Arm of the Law) et la direction artistique à William Chang, bien connu pour être le collaborateur de Wong Kar Wai.
Rouge : Eros et Thanatos
Poursuivant dans les thématiques qui obsèdent le réalisateur, Rouge nous parle une fois de plus d’amour, de mort, d’une société en transformation, et de la place des sexes dans la société hongkongaise. Premier grand succès du réalisateur, Rouge doit sa notoriété à son duo de stars : Anita Mui et Leslie Cheung. A posteriori, les deux vedettes aux destins tragiques hantent totalement ce récit. Ceux qui étaient les plus grandes stars de la cantopop mais également grands amis à la ville jouent ici une couple que la mort ne peut séparer. Stanley Kwan fait ici une incursion dans le registre fantastique et place son histoire sur deux époques qui s’entremêlent. Dans les années 30, Anita Mui est Fleur, une prostituée de luxe qui fait la joie de sa maison close. Leslie Cheung joue maître Chen, un jeune homme issu d’une famille bourgeoise. Les deux personnages tombent amoureux, mais devant l’impossibilité pour eux de fonder une famille ensemble, ils décident de se donner la mort. Dans les années 80, le fantôme de Fleur revient et continue à errer à la recherche de l’âme de maître Chen. Elle demandera de l’aide à un jeune couple incarné par Alex Man et Emily Chu.
Qui dit fantastique ne veut pas forcement dire horreur. Il s’agit bel et bien d’un film auteuriste dans la tradition. Stanley Kwan nous raconte au travers de cette histoire d’amour et de mort la transformation de la société hongkongaise, tout en portant un regard nostalgique sur la ville et sa culture. Des années 30 aux années 80, l’architecture de la ville a changée, les théâtres d’opéra chinois ont fermés, la manière de s’habiller aussi. Se rapprochant du cinéma de Hou Hsiao Hsien et des Wong Kar Wai période In the Mood For Love, Kwan filme la vieille ville, ses costumes avec un maniérisme qui tranche avec la sobriété de Love Unto Waste. La caméra se montre plus gracieuse dans ses mouvements, les objets du passé sont filmés avec nostalgie, conférant une dimension fétichiste au cinéma de Kwan. Toujours soucieux de sonder les rapports hommes-femmes, le réalisateur montre l’évolution de la place de la femme dans la société. Alors que Fleur était coincée en raison de son métier de prostituée, le personnage joué par Emily Chu se montre beaucoup plus émancipé dans sa relation de couple. La prostituée méprisée était la victime à la fois du système de classes, la rendant inférieure aux riches, mais également de la puissance des parents dans les choix conjugaux de leur fils. Le couple moderne se montre en revanche plus égal, et totalement indépendant d’une quelconque pression familiale.
S’éloignant des Histoires de fantômes chinois, Kwan s’essaie à un autre style de romance fantastique, reprenant par la même occasion l’acteur principal de la saga de Tsui Hark et Ching Siu Tung. L’aura funeste qui parcoure le film nous rappelle combien Leslie Cheung (qui s’est suicidé en 2003) et Anita Mui (décédée des suites d’un cancer la même année) nous manquent. La grâce des acteurs, la présence d’Anita, l’élégance de Leslie font de ce film, à posteriori, un triste présage du destin de ces légendes de la culture hongkongaise.
Center Stage : Les cendres du temps
Déjà édité par Studio Canal, dans une collection présentée par Jean-Pierre Dionnet, Center Stage est peut-être le film inutile du coffret étant donné que l’on peut le trouver pour une poignée d’euros un peu partout. Reste malgré tout un long-métrage ambitieux dans la continuité de l’œuvre de Stanley Kwan. Toujours empreint de nostalgie, le récit est une fois encore une tragédie, faisant ici lourdement appelle à la cinéphilie du réalisateur.
Center Stage raconte la vie, les amours et pour finir le suicide de Ruan Lingyu, dont la vie privée révélée par les tabloïds vint briser ses relations amoureuses et ainsi causer sa perte. Stanley Kwan s’intéresse à la vie de la star, autant dans sa carrière professionnelle que dans son intimité. Ses différentes relations sont évoquées et le film entrecoupe son récit d’extraits des véritables films de l’actrice. Elliptique et plein de non-dits, Center Stage reflète une fois de plus l’axe « gender » que porte le réalisateur sur ses personnages, renvoyant une fois de plus à la place de la femme dans la société des années 30, qu’il oppose à un discours présenté sous la forme d’interviews des acteurs sur la véritables Ruan Lingyu (Maggie Cheung qui parle sous son propre nom par exemple).
Le film est difficile à cataloguer. Biopic, docu-fiction, documentaire… Center Stage est un peu tout ça et joue de ses niveaux de réel. L’histoire est celle de la grande star du cinéma de Shanghai des années 30, Ruan Lingyu, ici interprétée par Maggie Cheung. Le film s’amuse à entremêler les différents niveaux de diégèse pour porter plusieurs points de vue sur Ruan et étoffer son discours d’une réflexion sur le métier d’actrice. La reconstitution est entrecoupée de scènes des vrais films de Ruan Lingyu, mais également d’interviews de l’équipe du film, du réalisateur aux acteurs, qui expriment leur point de vue sur qui était Ruan Lingyu et qu’est-ce que le métier d’acteur, comment il interfère sur la vie privée et inversement. D’autres personnes ayant connus Ruan Lingyu sont aussi interviewés et offrent ainsi des points de vue différents. S’opèrent ainsi de nombreuses mises en abime entre les films et le film dans le film, révélant ainsi le simulacre de l’entreprise et la fausseté du cinéma.
Ce coffret est le bienvenu et s’intéresse (une fois n’est pas coutume) au cinéma d’auteur hongkongais. Dommage cependant que le troisième film ne soit pas un inédit (probable que le catalogue de Metropolitan ne dispose pas des autres films du réalisateur), mais l’ensemble garde malgré tout une cohérence thématique.
Au rayon des bonus notons sur Rouge et Center Stage la présence d’interviews de Stanley Kwan issues des éditions Fortune Star hongkongaises. Le réalisateur revient sur le développement de ces projets, apportant au passage quelques anecdotes intéressantes (notamment le changement radical de casting sur Rouge). L’entretien de Center Stage s’avère pour sa part plus dispensable, le film comprenant d’une certaine manière son propre making of. Enfin, Love Unto Waste contient un bonus inédit: un entretien avec Damien Paccellieri et Bastian Meiresonne mené par David Martinez. Les deux auteurs de l’ouvrage consacré aux actrices chinoises (publié chez Ecrans) reviennent sur les films du coffret, mais également sur le parcours du réalisateur et ses thématiques. Une bonne affaire pour les cinéphiles curieux d’en savoir plus sur un auteur important encore trop méconnu en France.
Anel Dragic.
Coffret Stanley Kwan, disponible en DVD, édité par Metropolitan depuis le 01/06/2011.