L’occasion de la sortie prochaine de Gantz en DVD est idéale pour revenir sur quelques récentes adaptations de manga au cinéma, et de tenter de définir cette tendance majeure du cinéma japonais contemporain : le Manga Live. Par Victor Lopez.
Les images dérisoires prennent vie en chair et en os.
Du rythme et du mouvement. Voilà l’illusion première que tend avant tout à recréer par des moyens graphiques la bande dessinée japonaise. Certes, la diversité et la richesse de cet art nous met en garde contre ce genre de généralisation, mais de part son format (un nombre de pages importants en noir et blanc), ce n’est souvent pas une beauté intrinsèque au dessin que recherche le Mangaka, mais une efficacité des moyens mis en œuvre pour raconter son histoire. L’évidence de la possibilité d’une transformation de ces procédés en langage cinématographique s’est très tôt faite sentir, mais pour des questions de moyens et de proximité entre les deux médiums, c’est le dessin animée qui a semblé la meilleure façon de transposer ces univers. De l’Astro Boy de Tezuka, première série d’anime japonais de 1963 à l’Akira d’ Otomo, le manga prend d’abord vie sur les écrans en animation. Des tentatives de prises de vues réelles sont bien tentées, mais la difficulté de rendre compte des situations, souvent exagérées mais crédibles sous une forme graphique, cantonne le genre à des séries B ou aux dramas, et lui confère une bien piètre réputation. Quelques exceptions existent (Baby Cart en tête), mais le genre reste marginal jusqu’au début des années 2000.
Avec les nouvelles technologies aidantes, des cinéastes arrivent cependant à traduire la vitalité du manga en termes cinématographiques. Tsukamoto Shinya , chef de file de la mouvance cyberpunk japonaise assimile ainsi dans ses films les codes du manga, alors que des cinéastes d’animation s’essayent au live action : Oshii Mamoru passe ainsi de l’anime Ghost in the shell à la prise de vue réelle d’Avalon, Anno Hidekaki de la série de mechas Evangelion au film sur l’Enjo Côsai (la prostitution lycéenne) Love and Pop tout en gardant ses particularités de mise en scène d’anime lorsqu’il évoque ce sujet de société et un cinéaste comme Ishii Katsuhiro, venant du manga, intègre des scènes d’animation et de cosplay dans son beau film sur la famille japonaise The Tatse of tea. La généralisation des codes du manga dans le cinéma japonais à l’orée des années 2000 annonce alors un renouveau des adaptations de manga sur le grand écran. Petit tour d’horizon du genre à travers quelques films représentatifs du courant.
Azumi (2003)
On a beau trouver son scénario complètement crétin, ses acteurs médiocres et son caractère excessif lassant à la longue : Versus apporte en 2000 un souffle de nouveauté et de liberté sur le cinéma d’action. Complètement décomplexé, le film accumule et superpose gratuitement les éléments les plus hétéroclites : des Yakuzas commencent à s’entretuer dans une foret maléfique, affrontent ensuite une horde de zombies, avant de se retrouver dans un chambara. L’inventivité de la mise en scène de Kitamura Ryûhei arrive à captiver son spectateur en synthétisant tout un pan de la contre-culture japonaise, dont, en premier lieu, le manga. Pas étonnant alors que le jeune cinéaste se tourne dès son second film vers l’adaptation d’un manga, Alive, d’après Takahashi Tsutomu, dont il porte aussi à l’écran LoveDeath et Sky High, et qu’il soit pressenti pour signer le Manga live Azumi en 2003.
Loin de l’amateurisme virtuose de Versus, la mise en scène de Kitamura s’est assagi tout en restant extrêmement inventive dans la restitution des codes graphiques de la Bande dessinée de Koyama Yu. Le passage par le contraignant Aragami (un tournage d’une semaine avec deux acteurs dans un lieu unique sur la thématique du duel de samouraï pour un résultat d’une maîtrise sans faille) a apparemment fait du bien au cinéaste. De l’histoire classique d’Azumi, une jeune assassin chargée de tuer des seigneurs de guerre dans le japon médiéval, Kitamura fait un manuel de mise en scène de Manga live : couleurs vives et éclatantes, caméra en perpétuel mouvement, cadre décalé et souvent de travers, prises de vues originales, utilisation presque systématique de la contre plongée, surjeux des acteurs aux allures d’idoles de J-Rock prenant la pause pour avoir l’air cool en toute circonstance, iconisassions des vilains qui quittent toujours le cadre en lançant de machiavéliques éclats de rire… Et il y a surtout les scènes d’action, catalyseurs de mouvement retranscrivant avec tact le découpage audacieux des cases de la BD. Dépoussiérant le Chambara avec les codes du manga, Kitamura, sans être un cinéaste de génie, est certainement le plus représentatif dans sa filmographie de ce que peut donner le style Manga live. Si sa carrière américaine semble l’éloigner un temps du genre, on espère qu’il y reviendra avec bonheur, tant il semble être le seul cinéaste japonais à pouvoir donner vie à certaines œuvres dont l’adaptation cinématographique, longtemps repoussée, reste un doux rêve, le poétique manga de sabre fantastique L’Habitant de l’infini en tête…
Dragon Head (2003)
La découverte des dix tomes de Dragon Head à la fin des années 90 fut un choc horrifique pour nombre de ses lecteurs. Claustrophobes, les deux premiers volumes se concentrent uniquement sur trois rescapés d’un accident de Shinkansen, bloqués dans l’obscurité d’un tunnel. Alors que l’incertitude sur la possibilité d’une arrivée des secours se fait de plus en plus grande, la chaleur de plus en plus insupportable, les ténèbres de plus en plus épaisses, et la folie de plus en plus présente, le lecteur se sent prisonnier d’un monde cauchemardesque, sans aucune échappatoire possible. Et c’est cette sensation de malaise physique, qui fait tout l’intérêt immersif de la BD, qui est totalement absente du film qui adapte en 2003 l’œuvre de Mochizuki Minetaro. La faute à de mauvais choix d’adaptation, suffisamment symptomatiques des erreurs des Manga live pour les évoquer ici.
Le scénario hésite tout d’abord sans cesse entre fidélité, afin de mettre de son côté les lecteurs, et trahison, pour faire tenir 10 volumes en deux heures vingt. De cette indécision découle un sentiment de superficialité totale, avec cette impression que les passages clefs du manga sont survolés sans épaisseur. Succession de séquences sans lien entre elle, Dragon Head, loin de la richesse thématique du manga, ne parle au final plus de rien, et le fait de manière décousue. Le casting, ensuite, privilégiant de jeunes acteurs à la mode, enlève toute épaisseur aux personnages. Et la mise en scène, confiée au tâcheron Lida Jôji, déjà responsable d’un bien fade Ring Zero, n’a pas le dynamisme nécessaire pour donner vie aux cases. Conséquence : même avec un bon matériel à la base, la catastrophe est inévitable sans un peu d’ambition pour le projet (des acteurs confirmés, des réalisateurs ayant fait leur preuve et une cohérence scénaristique permettant de raconter une histoire de plusieurs milliers de pages en plusieurs films). Une évidence, certes, mais de trop nombreux Manga live laissent le même goût amère que Dragon Head pour ne pas la rappeler.
Cutie Honey (2004)
Anno Hideaki est surtout connu pour être le créateur de la brillante série de mechas Evangelion. Magnifique portrait du malaise adolescent déguisé en anime de robots géants, Evangelion surprend aussi par sa mise en scène expérimentale, passant de combats à la Goldorak à des scènes d’introspection d’essence godardienne. La grande capacité d’Anno, c’est de subvertir des univers extrêmement codifiés pour y insérer ses préoccupations personnelles : le mecha dans Evangelion ou le Shojo sentimental dans le comique et émouvant Kare Kano, grâce à sa mise en scène expérimentale et audacieuse. Lorsqu’il s’attaque à Cutie Honey, un délirant manga de Go Nagaï, créateur de Goldorak, sorte de parodie de Sentai pour fille, on se demande comment la transgression thématique d’Anno va bien pouvoir s’immiscer là dedans.
L’originalité des prises de vue, avec son montage alternant plans fixes et ultra-cut, ses regards caméra, ses grands angles perpétuels, sa caméra portée, ne laissent pas de doute sur le réalisateur, mais le cahier des charges est tellement lourd à respecter que la personnalité d’Anno s’efface complètement sous le projet. Et là est toute la difficulté du Manga live : les contraintes sont si importantes, que les réalisateurs, pourtant parfois importants (Miike Takashi pour Crows Zero ou Nakata Hideo pour L Changes the world, spin off de Death Note) ne sont que prestigieux techniciens au service de l’univers du manga. En l’état, Cutie Honey est une amusante transposition de l’univers imaginé par Go Nagaï, sorte de trip sous acide kawai au pays du Cosplay, mais plus difficilement un film d’Anno Hideaki.
Nana (2005)
Horreur, film de sabre, action, super-héros… Il ne faut cependant pas croire que le Manga live se cantonne aux films de genres. La diversité de la bande dessinée japonaise est telle que toutes les thématiques y sont abordée, de la cuisine ( Le Petit Chef) aux travestis ( Family Campo de Hôjô). Les Manga live sont donc aussi variées que peuvent l’être sa source graphique. Nana se présente ainsi comme un portrait de la jeunesse japonaise des années 2000, en relatant la vie sentimentale de deux jeunes filles de 20 ans que tout oppose, sauf leurs prénoms identiques. Mais lorsque la rockeuse un peu Punk rencontre la naïve étudiante, le courant passe tout de suite entre elles, et leurs similitudes dépassent rapidement l’impression première. Elles s’installent alors toutes deux à Tokyo, où elles vont retrouver leurs copains après un an de séparation. Le manga d’ Yazawa Ai arrive à renouveler le Shojô grâce à sa pertinence sociologique, qui tire un instantané crédible et attachant des deux jeunes filles. L’adaptation cinématographique d’ Otani Kentaro retranscrit partiellement ces enjeux, mais édulcore malheureusement certaines intrigues, perdant en profondeur ce qu’il gagne en audience potentielle. Le scénario puise cependant avec suffisamment d’intelligence dans les cinq premiers tomes pour convaincre son spectateur, tout comme les deux excellentes actrices du rôle titre, Nakashima Mika et Miyasaki Aoi.
On peut alors poser la question de ce qui relie ce film aux délires bruyants de Kitamura ou aux excès kitch de Cutie Honey, soit ce qui fait la particularité du manga live comme genre, alors même qu’il englobe virtuellement une infinité de genres. Car rien, abstraction faite de leur origine, ne semble rapprocher les films présentés ici au premier abord. Mais l’impression persistante de voir des cases d’une bande dessinée prendre vie sous nos yeux se fait peu à peu sentir au delà des frontières des genres. Les effets de mise en scènes diffèrent, mais la stylisation graphique du réel qu’ils provoquent les rapproche. Ici encore, les vêtements extravagants, les pauses accentuées des acteurs, le traitement de l’image suspendant le temps durant les scènes clefs, ne peut faire douter le spectateur : Nana est bien un Manga live, genre immédiatement identifiable au delà de sa thématique ou de son histoire.
Death Note (2006)
Ce qui fait le génie de Death Note, le manga d’Oba Tsugumi et Obata Takeshi , c’est avant tout la perfection diabolique de son scénario délicieusement pervers. Partie d’échec sanglante, avec des vies humaines comme pions, entre Kira, tueur idéaliste et mégalomane armée d’un redoutable cahier d’un dieu de la mort et le mystérieux détective de génie L, l’anime Death Note surprend aussi par sa mise en scène dynamique, reprenant fidèlement le découpage du manga et arrivant à rendre palpitant un duel basée avant tout sur des dialogues. Malheureusement, une fois encore, l’adaptation cinématographique n’arrive pas à faire honneur à son matériel d’origine. Là où l’anime filmait les passages ou le héros écrit des noms sur un carnet mortel comme de palpitantes scènes d’action et de suspens, le film peine à trouver un rythme rendant ses discutions vraiment passionnantes. Mais la grosse déception vient une fois de plus du scénario, qui condense le manga en oubliant l’essentiel, et laisse s’échapper les questionnements moraux qui faisaient l’intérêt de l’œuvre.
Visuellement, Death Note présente aussi un problème presque insoluble à tous Manga Live. La Bande dessinée, art séquentiel, présente un univers suffisamment décalé avec le réel pour que le lecteur accepte presque tout, complétant le vide entre l’image et la réalité par son imagination. Un dieu de la mort mangeur de pomme ou un adolescent détective de génie se gavant de friandises ne le gênera pas dans un ensemble pourtant hyper-réaliste. Au cinéma, le rapport au réel étant plus étroit, le travail d’imagination du spectateur plus réduit, ces éléments sont acceptés avec plus de difficultés. En reprenant telles quel les figures graphiques du manga, le Manga live déboussole bien souvent son spectateur, acceptant parfois avec difficulté ses intrusions irréelles. Dans Death Note, un monstre en image de synthèse comme des acteurs se figeant lors des quelques interludes comiques parasitent finalement le film. Et les meilleures adaptations, comme 20th Century Boys, Azumi ou Crows Zero n’échappent pas non plus à ce problème, qu’il faut alors prendre comme un passage obligé, un artifice du genre à accepter pour pouvoir profiter du spectacle. En revanche, à la vue de premières images, l’adaptation imminente d’Ashita no Joe semble ne pas y être confronté et s’annonce plus que convaincante. Wait & See…
Le débarquement américain de 2012-2013
Alors que le genre se cherche encore au Japon et que ses codes peuvent facilement surprendre le spectateur occidental, Hollywood n’a pas perdu son temps pour parfumer le manga à sa sauce. Après le succès d’Akira en 1988, des producteurs ont en effet immédiatement flairé le créneau, et se sont lancé dans des adaptations aussi improbables que Ken le survivant. A voir les dernières production internationales adaptées de manga, entre un ridicule Dragon Ball n’ayant plus rien à voir avec l’œuvre de Toriyama et un bien laid Blood the last Vampire, il n’est pas sûr que la situation ait beaucoup évoluée. Seuls les frères Walchowski, déjà très à l’aise avec les codes du cinéma asiatique dans Matrix, ont réellement tenté quelque chose avec leur jouissif et coloré Speed Racer. Mais leur délire expérimental fut plus que boudé par le box office. Tout cela laisse craindre le pire pour les futures adaptations qui s’annoncent en pagaille pour les années à venir. Visiblement à cours de comics, les studios américains misent gros sur les adaptations de manga pour attirer les geeks dans les salles obscures. Sont ainsi prévus une version d’ Akira par les frères Hughues produite par Leonardo Di Caprio, une autre du génial space opera jazzy Cowboy Bebop avec Keanu Reeve dans le rôle de Spike, et des remakes d’ Evangelion et de Death Note, alors que le frenchie Alexandre Aja s’attaque courageusement à Cobra. On attend en se rongeant les ongles les résultats, mais une chose est sûr, on n’a pas fini d’entendre parler du Manga live.
Victor Lopez.