Depuis sa critique acerbe du dernier Tsui Hark, Olivier Smach reçoit régulièrement chez lui des souches d’anthrax envoyées par des gardiens du temple prêts au sacrifice pour préserver l’honneur du barbichu. Le poids qui pesait sur mes épaules était donc énorme : “et s’il m’arrivait de ne pas aimer le film ?” me disais-je. L’heure de la critique est arrivée et sans langue de bois ! Par Anel Dragic.
A Change is Gonna Come
Les gens changent-ils ? Telle est la question que pose Tsui Hark avec son dernier film en date, Detective Dee : le mystère de la flamme fantôme. Car si pour beaucoup la carrière du réalisateur semble avoir pris un tournant différent depuis un moment, le temps de la remise en question est arrivé. Nombreux sont ceux qui attendaient un retour aux sources, à des univers un peu loufoques qui prennent leurs racines dans la tradition chinoise et à un cinéma d’action câblé jugé plus caractéristique du réalisateur d’ Il était une fois en Chine. Detective Dee semblait en effet, dès les premiers trailers, renouer avec le style des productions Film Workshop des années 90, en retrouvant un univers oscillant entre action et fantastique, entre drame et comédie, le tout empreint du grain de folie que l’on connait au réalisateur.
L’histoire prend place en 690, sous la dynastie Tang, peu avant le couronnement de Wu Zetian (Carina Lau). Celle-ci s’apprête à être la première femme proclamée “empereur” de Chine (au lieu du titre d’impératrice douairière), ce qui évidemment ne plaît pas à tout le monde, d’autant plus qu’elle mettra provisoirement fin à la dynastie Tang pour rétablir les Zhou. Ce vent du changement laisse entrevoir une atmosphère de tension et de paranoïa dans la cité impériale. Pour célébrer l’occasion, un bouddha géant est construit dans les lieux, mais durant les travaux, deux hommes souffrent successivement de combustion spontanée. L’impératrice ordonne alors que l’on appelle Dee Renjie (Andy Lau) pour enquêter sur ces morts mystérieuses. Pour le seconder, Wu lui impose Bei Donglai (Deng Chao) et Jing (Li Bing Bing), deux mystérieux personnages aux motivations divergentes.
Dans un tel climat, tous les personnages se montrent douteux, et c’est au travers d’une enquête que le récit choisit de nous en apprendre plus sur chacun d’eux et ainsi de découvrir leurs ambitions dissimulées. Tsui Hark s’intéresse à la psychologie et au background de ses personnages, justement travaillés par cette question de changement, de transformation. Dee était en effet un opposant de Wu Zetian, et c’est la raison pour laquelle il a été enfermé pendant huit ans avant qu’elle ne le libère pour mener l’enquête. Il est d’ailleurs intéressant de noter qu’à deux reprises, Dee est remis en question par ceux qui l’ont connu. Pour les uns il est le même, pour les autres il est un homme différent. Les apparences sont trompeuses et le point de vue du réalisateur laisse entrevoir que tout ceci n’est en réalité qu’un jugement subjectif. Aucun personnage n’est épargné par ces altérations, et sans trop en dévoiler, ce sont leurs choix moraux qui dicteront qui ils sont en réalité. Le film établit une véritable réflexion, et connaissant l’amour de Tsui Hark pour la culture chinoise traditionnelle, il paraît évident que celui-ci tente de reconduire le questionnement élaboré dans le Yi Jing (le livre des transformations), fondateur dans le système de pensée chinois. Truffé de faux semblants (autant physiques que psychologiques), le script ne s’intéresse pas uniquement aux motivations du changement des personnages, mais se pose la question de savoir si les gens ont réellement changé. Une manière de les remettre en question en permanence et ainsi brouiller les pistes pour le spectateur.
Le questionnement identitaire est présent depuis toujours dans le cinéma de Tsui, et ici d’autant plus par l’insufflation permanente du doute. Si à une époque, le réalisateur remettait en question la sinité et les influences occidentales de Hong Kong, cette fois-ci, la rétrocession passée et les coproductions avec la Chine mainland s’accroissant, la question repose plus sur “Que sommes nous devenus ?”, “Que suis-je devenu ?”, “Qu’est devenu mon cinéma ?”.
The times they are a-changin’
Le film est à la fois un regard sur le passé, mais surtout sur le présent. Si les personnages ont évolué, ont-ils véritablement changé dans le fond ? Un questionnement qui sied parfaitement à la structure policière du film, trouvant des échos chez Chu Yuan et ses adaptations de Gu Long (la saga Chu Liuxiang en tête). Avec son atmosphère paranoïaque, ses rebondissements à tiroir, et un doute permanent autour des éléments fantastiques, Tsui Hark livre là un bel hommage au réalisateur de Legend of the Bat, s’éloignant des codes courants du wu xia pian (dans sa manière de représenter le “jiang hu” notamment), pour se concentrer sur son enquête. Le récit est pourtant une adaptation des récits du juge Dee de Robert Van Gulik, eux-mêmes inspirés du véritable Di Renjie. Si le scénario de Chen Kuo Fu ( Double Vision et The Message) prend ses distances avec les romans, nous savons que Tsui Hark aime se réapproprier les histoires, les remodeler pour les mettre au service de son propos.
Depuis la rétrocession, nombreux sont ceux qui pensent que le réalisateur a perdu de sa superbe, que son cinéma s’est délesté de la rage qui l’habitait. À l’exception de Time and Tide, aucun de ses films depuis ne peut prétendre avoir fait l’unanimité. Avec ce polar, on annonçait déjà le “grand retour” de Tsui Hark, ce qui fut également le cas à la sortie de Seven Swords , dont les avis se montraient déjà plus divisés. Mais peut-être faut-il relativiser. Peut-être faut-il aussi considérer qu’avant la rétrocession, la filmographie du bonhomme ne comportait pas que des perles. Combien de The Master et de Tri-Star dissimulés sous les Il était une fois en Chine et autre Green Snake ? Peut-être faut-il mettre cette déception générale sur le compte de la rareté du réalisateur et donc de l’attente générée par chacun de ses nouveaux projets (finie l’époque où il réalisait 2 ou 3 films par an, sans compter ses productions). La déception causée par le changement d’esthétique du cinéma de Tsui Hark est souvent prise à parti. Il faut en effet souligner une chose. Les temps changent : la technologie a changé, les équipes techniques aussi ont changé, les acteurs, eux, n’ont pas tellement changé (Andy Lau, Carina Lau et Leung Ka Fai rayonnent malgré les années), mais le contexte lui a changé. L’ouverture sur la Chine (le film est produit et distribué en Chine mainland par la Huayi Bros.) et le passage de la rétrocession sont autant d’éléments qui font que le réalisateur ne pourra retrouver une esthétique d’époque. Au moins peut-on souligner qu’il essaie de renouer avec elle, même s’il ne peut évidemment pas retrouver l’identité visuel de la grande époque. Le cinéma est un travail collectif et l’on ressent profondément l’absence de figures majeures telles qu’un David Wu au montage ou un James “oncle Jim” Wong à la composition pour retrouver la magie d’antan.
Dans le fond, le cinéaste reste le même, sa patte est belle et bien présente sur le métrage. Si la rage est passée, la flamme est toujours là, intacte : sa folie et sa profusion d’idées sont toujours présentes. Différents éléments qui faisaient le charme des productions de la Film Workshop continuent de se manifester, que ce soit au détour d’une scène, dans les décors du marché fantôme, mais aussi au travers des costumes cherchant moins le réalisme que le graphique (Richard Ng en est un parfait exemple) ou encore lors des séquences d’action. Celles-ci sont le prolongement ou la somme des travaux antérieurs du réalisateur. Présentant tout autant des chorégraphies câblées (dirigées par Sammo Hung et Yuen Bun) que des effets spéciaux ambitieux (sans l’être autant que Legend of Zu ), les combats laissent entrevoir un débordement visuelle et une ambition mégalo propre au réalisateur. On avouera en revanche que l’on n’atteint jamais les sommets de virtuosité d’un Il était une fois en Chine , mais la volonté est là, et elle fait plaisir à voir.
Donc oui, d’une certaine manière, le cinéma de Tsui Hark a changé. À cause du contexte d’une part, les obsessions du réalisateur n’étant pas les mêmes. Mais son cinéma a-t-il changé lui ? À la manière de ses personnages, on peut dire qu’ils se sont transformés physiquement, mais que dans le fond ils restent les mêmes. Si le film a pu diviser quelque peu (notamment à la rédaction d’Eastasia), peut-être faut-il mettre cela sur le compte de l’attente. Évidemment, il serait vain de se rendre en salle pour retrouver un The Blade bis, mais à la vision du flot d’idées qui parsème le film, une chose est sûre, il s’agit bien d’un film de Tsui Hark. Celui-ci qui prouve qu’il a gardé toute sa vitalité intacte et que si ses films semblent différents, lui est resté terriblement le même.
Anel Dragic.
Verdict
Detective Dee: le mystère de la flamme fantôme de Tsui Hark, en salle le 20/04/2011.