Le retour attendu de Kim Ki-duk marque-t-il la fin de l’errance du cinéaste ? Par Fabien Alloin.
Au vu des controversés derniers lauréats de la Mostra de Venise (The Wrestler (2009), Lebanon (2010), Somewhere (2011) et Faust (2012)), le Lion d’Or attribué l’année dernière à Kim Ki-duk et à son Pietà (2013) ne pouvait à lui seul nous rassurer quant à la bonne santé du cinéaste. Lui-même conscient de se trouver dans une impasse à la suite de ses trois derniers films – Time (2006), Souffle (2007) et Dream (2008) – Kim Ki-duk, à Cannes avec Arirang (2011), nous l’avouait déjà à demi-mots face caméra après un silence de trois ans : je n’ai plus rien à dire, je n’ai plus rien à filmer. Si le film était irritant de part son auto-centrisme et sa longueur, la sincérité apparente du réalisateur et son envie criante de cinéma lui donnaient néanmoins une certaine assise. Arirang malgré tous ses défauts tenait debout en tant qu’œuvre cathartique mais amenait à se poser des questions quant à sa prochaine réalisation – qui allait rapidement suivre.
En effet, seulement quelques mois après Cannes, au festival de San Sebastian, suivant une jeune femme coréenne pourchassée en France et en Italie par son violeur, Amen (2011) marquait moins les esprits par son économie de moyens – une actrice et une caméra DV – que par son quasi amateurisme. La poésie morbide du film – une femme violée tombe enceinte et apprend à accepter cet enfant – ne pouvait qu’apparaître grotesque au vu de la direction d’acteur de Kim Ki-duk et d’une mise en scène où plus que l’urgence du tournage prenait forme une certaine paresse. Dans la continuité d’Arirang, le minimalisme du scénario et du dispositif narratif d’Amen aliénait le cinéaste bien plus encore qu’il le libérait. Pris au piège de son propre jeu, il semblait avoir beaucoup de mal à boucler les pourtant courtes 70 minutes de son film et multipliait les allers-retours, les scènes identiques et des plans de coupe à l’allure de film de vacances. Il était sans doute ici question de rédemption religieuse – le violeur était joué par Kim Ki-duk lui-même et on avance dans le film de clocher d’église en clocher d’église – mais difficile d’accepter le sérieux apparent du discours, tendant comme avec Arirang à l’introspection, quand les images nous indiquent sans cesse que le film est ailleurs. Le dernier plan d’Amen – un regard caméra qui se fige – a ainsi tout d’un clin d’œil. La jeune femme nous regarde et forme un petit cadre avec ses doigts avant que le film ne se termine. La seule véritable raison d’être d’Amen était là, bafouillée maladroitement avant que Pietà ne la hurle à son tour : je fais encore du cinéma.
Amen (2011)
Le dernier film en date du cinéaste est celui d’un retour à une véritable fiction, à une narration classique et à ses personnages. On y suit Kang-Do (Lee Jung-Jin), recouvreur de dettes prêt à tout pour récupérer l’argent des mauvais payeurs, même s’il faut pour cela les violenter, voir les torturer pour toucher leur assurance. Très vite, une femme (Jo Min-Soo) qui prétend être sa mère va le faire sortir de son nihilisme en lui demandant pardon de l’avoir abandonnée trente ans plus tôt. À son contact, Kang-Do va s’humaniser, mais comme Arirang et Amen avant lui, la rédemption dans Pietà semble impossible. À la manière de Kelvin Kyung Kun Park et de son documentaire Cheonggyecheon Medley (2010), Kim Ki-duk choisit comme décor l’ancien quartier de Cheonggyecheon de Séoul, cœur historique de l’artisanat métallurgique, lieu symbolique du développement industriel de la Corée, désormais désert et sur le point d’être définitivement avalé par un projet de réurbanisation datant de 2005. Ce regard sur une classe populaire sud-coréenne luttant pour ne pas disparaître, ce regard présent en filigrane dans chacun des films de son compatriote Bong Joon-ho ou dans Sympathy for Mr Vengeance de Park Chan-wook, apparaît ici pour la première fois frontalement dans la carrière de Kim Ki-duk. Mais si le décor social de Pietà intrigue dès les premières scènes, si le cinéaste dessine ses personnages à travers un même prisme sociétal – Kang-Do frappe et mutile des ouvriers et de modestes artisans qui lui ressemblent en tout point – très rapidement pourtant, ce regard déçoit. Le cinéaste reste en surface du quartier de Cheonggyecheon et ce qu’il en capture n’est rien d’autre que sa cinégénie. Quartier labyrinthique où les rideaux de fer fermés des boutiques et des ateliers ont remplacé les murs, Kim Ki-duk y balade sa caméra comme si cette démarche filmique était déjà un acte politique en soit, un geste faisant sens. Pourtant, en laissant de côté le quartier dans la deuxième partie de son film comme s’il n’en avait que trop rapidement extrait toute la substance, en ne s’attardant jamais sur un seul de ses habitants si ce n’est misérablement, le cinéaste ne regarde jamais Cheonggyecheon autrement que comme un décor. Rien n’intéresse moins Kim Ki-duk que de questionner les raisons qui font que le quartier soit désert et que ses habitants soient prêts à perdre un bras pour toucher une part de leur assurance. Sans tomber dans le documentaire ou une simpliste pédagogie, il aurait pu être intéressant de voir le cinéaste dépasser l’état de fait et le regard neutre qui est le sien. Derrière l’apparente prise de risque, se trouve en vérité une situation très confortable pour Kim Ki-duk où, sans réellement s’intéresser au quartier de Cheonggyecheon, il réussit néanmoins à en enregistrer la saisissante force visuelle. Ce qu’il y gagne en images, il le gagne dans un même temps en caution sociale.
Il faut alors s’interroger sur ce que filme réellement Kim Ki-duk et vers où se dirige sa dernière réalisation. Les plus grosses réserves vis-à-vis de Pietà depuis la Mostra de Venise concernent exclusivement la complaisance de sa violence. Intégrée dans le quartier de Cheonggyecheon et à ses habitants à travers le personnage de recouvreur de dettes qu’est Kang-Do, la brutalité de nombres de scènes est pourtant difficilement attaquable. Elle paraît le plus souvent logique au vu du sombre postulat de départ même si le cinéaste ne peut s’empêcher comme souvent gros plans et zooms pour être sûr de ne rien rater. Au contraire, une fois sortie du quartier, entre les quatre murs de l’appartement de Kang-Do où s’installera sa mère retrouvée, la quête de l’image choc qui correspond grosso modo à la deuxième partie du film est indéfendable et tout à fait embarrassante. Elle est indéfendable car cette fois-ci totalement gratuite, elle devient le centre même du film laissant le regard social là où on l’a laissé plus tôt, à son rôle décharné d’image-décor. Elle est également gênante, embarrassante, car loin de l’effet électrochoc voulu, elle tombe sans cesse à plat. Embarrassante aussi car c’est durant cette seconde partie que les attentes de Kim Ki-duk se révèlent. Loin de la société sud-coréenne brossée rapidement au départ, le cinéaste n’en finit plus de refaire Arirang et de s’enfermer dans un appartement où sortent des murs les vrais sujets de son film : vengeance, éternelle quête de rédemption et recherche plastique du glauque – à nouveau Cheonggyecheon est là, il n’y a qu’à se servir. Entre masturbation, simpliste diatribe anti-capitaliste, références chrétiennes consternantes et inceste, Kim Ki-duk s’applique à reconstruire une famille sans sembler se soucier un instant de ce qu’il avait filmé plus tôt. Le monde autour ne l’intéresse plus et le revirement soudain du personnage de Kang-Do, devenu un fils modèle par l’opération du Saint-Esprit, montre à quel point le cinéaste se soucie de ses personnages. Quand dans une grotesque allégorie le film se termine, il est de nouveau déstabilisant de constater à quel point après Arirang et Amen, faire du cinéma semble être devenu une souffrance pour Kim Ki-duk.
Fabien Alloin
Verdict :
Piétà de Kim Ki-Duk, en salles le 10/04/2013. Pour l’avis positif sur le film c’est par ici !