Critique de La Servante de Kim Ki-young (DVD)

Posté le 19 décembre 2012 par

Restauré en 2008, La Servante de Kim Ki-young est sorti en France cet été. Un fait extrêmement rare. Voir un film coréen en salles est déjà peu banal mais voir un film coréen sorti en 1960, c’est inespéré. D’autant que le film a bénéficié d’une bonne presse et d’une campagne publicitaire conséquente. Ce classique est donc désormais disponible en DVD chez Carlotta. Par Marc L’Helgoualc’h.

Résumé : une famille vient d’emménager dans une grande maison neuve. Le père, Dong-sik, enseigne la musique dans une usine pour femmes. Afin de soulager son épouse qui souffre de fatigue, il accepte d’accueillir une servante recommandée par une jeune ouvrière à qui il donne des cours particuliers de piano et qui ne le laisse pas indifférent. Possédant un comportement ambigu, la nouvelle venue s’amuse à espionner les conversations ou à effrayer les enfants. Lorsqu’elle entame une liaison avec Dong-sik, le foyer tombe lentement sous l’emprise de la servante…


LA SERVANTE de KIM KI-YOUNG par carlottafilms

Inspiré d’un fait divers réel, La Servante est un chef-d’œuvre digne des grands mélodrames de Douglas Sirk, avec une cruauté et un cynisme qu’on reverra dans les films de Rainer Werner Fassbinder. Pour la dimension « domestique » contre « maître », on peut également citer The Servant de Joseph Losey, sorti en 1963. Le film de Kim Ki-young a déjà été chroniqué ici, nous ne reviendrons que peu de temps sur le film lui-même, pour louer la maîtrise du réalisateur : l’utilisation du décor est particulièrement habile (l’escalier central, le balcon entre la chambre de la servante et la salle du piano) tandis que la musique tantôt apaise tantôt glace le sang. L’action et la tension dramatique sont resserrées comme il faut. Kim Ki-young commence par montrer une famille bourgeoise respectable qui va vivre un véritable cauchemar : la raison de cette chute ? La nature de l’homme d’âge mûr ? Le matérialisme consumériste symbolisé par l’agrandissement de la maison ? La servante par vengeance de classe ? La servante par perversion féminine ? Kim Ki-young a l’adresse de laisser la question en suspens.

Film sur la destruction de la cellule familiale, La Servante annonce d’autres grands films comme Théorème de Pier Paolo Pasolini et Le Testament de Noriko de Sono Sion. En 1960, cette œuvre de Kim Ki-young ne laissa pas indifférent. Selon les témoignages de l’époque, le public vouait une telle haine à la servante qu’il n’hésitait pas à crier « tuez cette traînée » pendant le film. Quand la cruauté répond à la cruauté. Imagine-t-on aujourd’hui le public faire preuve d’une telle animosité à l’encontre de – au hasard – Marion Cotillard et Mélanie Laurent ? En conséquence, la carrière de la jeune actrice (Lee Eun-shim, 19 ans) s’arrêta net. Dommage parce qu’elle brillait dans sa posture ambivalente mi-sauvage mi-demeurée. Par contre, Kim Ki-young continua dans ses films à mettre en scène des femmes souvent fortes et cruelles.

À gauche : Lee Eun-shim, la servante.

À ce propos, dans son texte « L’image de la femme dans le cinéma coréen », la critique Yu China note : « la servante, après avoir séduit le patron, projette une terrible vengeance psychologique destinée à détruire la famille. Elle veut posséder l’homme au lieu d’être aimée. L’instinct diabolique de la femme contraste fortement avec son attachement pour son bébé attendu, symbole de son attachement à la vie, en face de l’homme indécis, incapable de trancher. La distinction traditionnelle : homme fort/femme fragile est remplacée par le couple : femme forte/homme faible. Il y a donc une allusion très nette au fait que, au-dessus de la société coréenne soumise à la domination masculine, plane la menace de la femme douée d’une force redoutable ». Analyse fine.

À l’occasion de la rétrospective de Kim Ki-young organisée à la Cinémathèque française (la rétrospective la plus complète du cinéaste, avec dix-neufs films projetés), Jean-François Rauger écrivait : « La Servante, en 1960, son œuvre la plus célèbre, semble avoir fourni la matrice d’un grand nombre de titres relevant tous d’une catégorie particulière et un peu insaisissable. Mélodrames érotiques, drames psychologiques d’une violence étonnante, thrillers angoissants, les films de Kim Ki-young sont surtout l’œuvre d’un entomologiste sévère. Ils sont, en effet, pour la plupart, construits sur le même principe. Une femme, souvent nommée Myeong-ja, vient briser la tranquillité et la quiétude d’un couple en séduisant l’homme et en affrontant son épouse. Cette structure plusieurs fois filmée (La Servante en 1960, La Femme de feu en 1970… jusqu’à son dernier film, après dix ans d’inactivité, A Moment to Die For en 1995) définit une œuvre étonnante et unique dont on ne peut que regretter qu’elle soit reconnue aussi tardivement et qu’elle ait mis tout ce temps avant d’être découverte hors de Corée ».

Le réalisateur coréen Kim Ki-young

Il est d’ailleurs intéressant de noter que Kim Ki-young a réalisé deux remakes de La Servante : en 1971 avec La Femme de feu, et en 1982, avec La Femme de feu 82. La version de 1971 fut le plus grand succès populaire de l’année avec plus de 234 000 entrées. À cette époque, Kim Ki-young était très populaire. Comme on le découvre dans le documentaire de Kim Hong-joon, Deux ou trois choses que je sais de Kim Ki-young, un des suppléments du DVD de La Servante, le célèbre réalisateur est peu à peu tombé dans l’oubli, arrêtant même de tourner pendant dix ans, entre 1985 et 1995. C’est vers le milieu des années 1990 que la nouvelle génération des cinéastes a redécouvert l’œuvre de Kim Ki-young, disponible ça et là en VHS. Parmi les vingt-deux réalisateurs qui s’expriment dans ce documentaire, on trouve Bong Joon-ho (The Host), Park Chan-wook (Old Boy), Park Jin-pyo (You are my Sunshine) et Im Sang-soo (qui a adapté La Servante en 2010).

Autre supplément du DVD : un film de 29 minutes qui compare des séquences du film avant et après la restauration effectuée en 2008 par la Korean Film Archive, avec le soutien de la World Cinema Foundation. Un supplément destiné avant tout pour les amateurs et techniciens de la restauration cinématographique. Le genre de supplément qu’on ne regarde pas deux fois.

Marc L’Helgoualc’h

Verdict : La Servante est un film essentiel qui donne envie de découvrir plus en profondeur l’œuvre de Kim Ki-young. La restauration est très réussie et le documentaire sur l’influence de Kim Ki-young sur la jeune génération de cinéastes très instructif.

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La Servante de Kim Ki-young est disponible chez Carlotta Films en édition collector DVD et Blu-Ray depuis le 19/12/2012.