Entretien avec Kawamura Genki pour N’oublie pas les fleurs

Posté le 4 mars 2023 par

Kawamura Genki, nous le connaissions comme le producteur de Shinkai Makoto ou encore de Hosoda Mamoru, mais aussi comme écrivain à succès avec Si les chats disparaissaient du monde vendu à plusieurs millions d’exemplaires. Alors qu’il passe pour la première fois derrière la caméra avec N’oublie pas les fleurs adapté de son roman éponyme, il nous a fait l’honneur de répondre à nos questions. Ensemble, nous avons parlé de son rapport aux souvenirs, à l’éphémère des choses, à sa cinéphilie et à Spielberg.

On vous connaît d’abord comme producteur et comme écrivain. Qu’est-ce qui vous a donné envie de passer derrière la caméra et de vous mettre à la réalisation?

C’est vrai que j’ai travaillé à produire des films et des films d’animation. Je suis devenu réalisateur et j’ai commencé à faire de la musique, à composer de la musique. J’ai une espèce de carrière curieuse, avec différentes casquettes. L’idée de ce film a été de mêler ces différents aspects de mon travail dans la réalisation. Le cinéma au Japon est en proie à une uniformisation, avec des films qui fonctionnent sur des recettes préétablies. Moi j’ai voulu essayer de dépasser ces limites de genres préétablies et donc de mélanger ces différents langages, ces différents registres formels dans lesquels je me suis engagé pour essayer d’en tirer une forme de singularité. Alors concrètement, ce qui m’a amené à la réalisation, c’est un court-métrage que j’avais réalisé il y a 6 ans, en prises de vue réelles, qui avait été sélectionné au Festival de Cannes. C’est ce qui m’a donné envie d’aller plus loin que le court-métrage.

Pourquoi adapter un de vos romans plutôt qu’une histoire originale ?

En fait, c’est ce qu’on m’a dit au Festival de San Sebastian où j’ai été primé pour ma réalisation. Les membres du jury m’ont dit : « On a beau regarder parmi tous les cinéastes du monde, on en trouve peu qui aient écrit leur propre roman, l’aient scénarisé et l’ont réalisé ensuite.” Ils m’ont dit : « C’est bien, continue comme ça, il y a une idée ». En fait, ça relève plutôt d’une nécessité intérieure du processus. J’écris le roman porté par une nécessité d’écriture. Ensuite une fois le roman terminé, j’ai porté un autre regard dessus, avec la casquette d’homme de cinéma. J’ai porté un regard extérieur et j’ai essayé de le transposer dans un autre langage. Pour moi, ce sont ces nécessités successives et, effectivement, ce qui forme quelque chose d’un peu singulier dans le paysage du cinéma. Par la force des choses, je vais être amené à travailler dans cette même logique à l’avenir également.

Et qu’est-ce que le médium cinéma apporte de plus à cette même histoire ?

Alors je vous dirais d’abord qu’au moment d’écrire un roman, pour moi très clairement, j’écris toujours mes romans en me disant « je vais écrire un texte impossible à transposer au cinéma, à l’image. » Concrètement dans le cadre de ce roman-ci, il s’agissait de décrire l’intérieur de l’esprit d’une personne qui a la maladie d’Alzheimer. Il y a une espèce de désordre où l’espace et le temps se bousculent sans discontinuité. On peut avoir des séquences comme ça comme dans des rêves. Il me semblait impossible de le transposer au cinéma. Mais quand j’y ai réfléchi, en tant qu’homme de cinéma, je suis arrivé à cette idée que dans la vie que nous vivons chaque jour, il y a une continuité, sans montage ni coupure de plan. J’ai donc voulu que le film repose le plus possible sur le plan séquence ; chaque séquence du film repose sur un plan unique. En même temps, il y a aussi cette logique intérieure qui est celle du fonctionnement même de notre cerveau, qui consiste à dire qu’alors même qu’on se parle peuvent surgir dans ma mémoire des souvenirs de bagarres d’enfance ou de l’omelette que j’ai mangé ce matin. Dans chaque partie du film, il y a aussi des inserts qui sont liés aux souvenirs et ça a été la manière trouvée pour donner à saisir visuellement par l’image l’intérieur même de l’esprit humain, notre fonctionnement intérieur en images de cinéma.

Dans vos différentes œuvres, vous revenez constamment sur la question de souvenirs et de mémoire. Pourquoi ?

Vous avez raison de le pointer. Si je reprends des films que j’ai pu produire comme Your Name, les protagonistes oublient le nom de leur partenaire. Il y a mon premier roman où j’insère des éléments qui disparaissent, dont la mémoire arrive à disparaître, et on ne se souvient plus qu’elles aient existé. Si je me demande moi-même pourquoi je suis si attaché à ce sujet-là, je dirais que j’éprouve un attachement particulier pour la fugacité des choses. Par exemple, les fleurs vouées à faner, les feux d’artifices qui apparaissent ou disparaissent instantanément, ou le sentiment amoureux, les souvenirs, la mémoire, tous ces éléments qui sont marqués par une fragilité par nature. Une fragilité, une fugacité. C’est pour ça que les fleurs, les feux d’artifices et la mémoire sont considérés comme des éléments d’une même nature dans le film.

Vous écrivez à chaque fois des protagonistes en prise avec la maladie, ou au bord de la mort. Qu’est-ce qui vous intéresse chez ces personnages ? 

Ecoutez, on parlait des fleurs à l’instant. De la même façon que les fleurs sont vouées à se faner, la mort nous attend tous. Je pense que c’est parce qu’elle est écrite comme une perspective qui nous attend que la vie y gagne une forme de beauté. Une beauté propre à cette personne-là. Vous avez par exemple des fleurs artificielles dans ce vase, et je n’y trouve aucune beauté car elle échappe à cette logique de fugacité. Elles sont arrachées à la nature profonde qui est celle des fleurs. Là, on touche à quelque chose de la nature de l’être humain, on est attaché à la fugacité de la vie, et à la fugacité des souvenirs eux-mêmes qui s’effacent, qui s’estompent. Ce sont ces choses avant tout qui méritent qu’on en fasse des récits. 

Dans votre parcours et vos œuvres, le cinéma vous a toujours accompagné. Quel type de cinéphile êtes-vous ? 

Mon père travaillait dans le cinéma. Il avait pour rapport au cinéma une forme d’ouverture je dirais. Il n’était pas du tout dans le fait de discriminer les films en fonction de leur origine, de les classifier, de les séparer. Il voyait aussi bien des films en prises de vue réelles que des dessins animés, de la SF que des mélodrames humains. Il voyait des films de toutes les origines. Ce qui l’intéressait, c’était la valeur propre, l’intérêt foncier de chaque film et ça a eu une influence sur mon rapport propre au cinéma. Moi je ne considère pas les films en fonction des découpages justement, qu’ils soient génériques ou propres à chaque culture. Ce qui me porte, c’est jusqu’où et jusqu’à quel point un film peut trouver la forme qui correspond à son propos. Et c’est ce qui m’a amené dans ce projet à m’inspirer de procédés qui viennent aussi bien de la production animée que des formes qui ont été développées dans le cinéma classique japonais, chez des cinéastes comme Mizoguchi Kenji. Je pense que le fait de pouvoir puiser dans ces différents patrimoines de cinéma a été rendu possible par mon propre rapport au cinéma qui a cette même ouverture et qui ne se préoccupe pas outre mesure de catégories.

Et peut-être quand il y a une espèce de retournement de situation, un évènement très frappant qui se déroule à l’intérieur d’un plan, je pense que l’influence de Michel Gondry  a été très importante pour moi sur ce motif-là.

Quel est votre moment de cinéma, une scène ou un film qui vous a particulièrement marqué ?

Pour vous répondre, le premier film que j’ai vu à l’âge de 3 ans est E.T de Steven Spielberg. Ça a été pour moi une expérience vraiment décisive. Je me souviens que de la moitié du film, mais il y a un passage dont vous vous souvenez peut-être sûrement, qui est celui où E.T s’envole sur son vélo dans le ciel. Mon père m’a dit qu’à ce moment-là du film je me suis levé comme un ressort du siège. C’est vrai qu’il y a un paroxysme émotionnel en jeu dans cette scène. C’est un film que j’ai pu revoir une fois par an, une fois par décennie. Invariablement à ce moment du film, il y a un impact qui me tire des larmes et je trouve qu’il y a quelque chose de tout à fait étonnant car on constate qu’un film peut avoir un impact émotionnel qui perdure au fil du temps. Malgré le fait que l’on gagne en âge, que l’on change de génération, le fait de le revoir à ces différents moments, il y a quelque chose qui ne vieillit pas dans l’impact de ce film. Il ne vieillit pas car il s’adresse à une sorte de mémoire, un enjeu essentiel, je pense, s’est inscrit dans la mémoire humaine, et c’est pour cela que ça parle à l’ensemble des spectateurs, peu importe leur génération. Moi j’ai puisé là comme une leçon pour le cinéma, comme la forme idéale pour réussir à parler à tous les spectateurs quels que soient leurs profils.

Grâce à son prix au Festival de San Sebastian, N’oublie pas les fleurs a été diffusé dans une grande salle de Los Angeles. Je me suis retrouvé à la projection de ce film et le même jour, Spielberg était présent avec son film The Fabelmans. J’ai donc pu le rencontrer grâce au cinéma. Il y a une forme de prédestination. Le cinéma nous ouvre à d’autres formes de possibilités qui sont ahurissantes.

Propos recueillis par Rohan Geslouin le 20/03/2023 à Paris.

Remerciements à Rachel Bouillon et toute l’équipe d’Eurozoom

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