Wong Kar-wai est de retour dans nos salles obscures. Pas avec un nouveau film, mais avec As Tears Go By, sa première réalisation fougueuse et pleine de promesses qui se refait une beauté avec une restauration 4k.
Petit gangster de Hong Kong, Wah se partage entre son boulot habituel, le recouvrement de dettes, et la nécessité de protéger son acolyte, Fly, à la conduite problématique : celui-ci ne cesse d’emprunter de l’argent qu’il ne peut jamais rembourser. Mais cette vie, déjà passablement déréglée, est bouleversée quand Wah doit héberger sa jolie cousine, Ngor, qui vit loin de la ville, sur l’île de Lantau. Wah entame alors un épuisant va-et-vient entre son amour naissant pour Ngor, mirage d’une vie paisible, et sa fidélité à son «frère» de gang, Fly, tabassé à répétition par les hommes de main d’un autre gangster, Tony. Wah devra choisir sa destinée.
Après des années à végéter en tant que scénariste à la télévision, puis dans des productions cinéma modestes où il se frotte à tous les genres, Wong Kar-wai a enfin l’opportunité de réaliser son premier long-métrage avec As Tears Go By. Jusque-là, son travail significatif fut le script de la comédie noire Final Victory (1986) réalisé par Patrick Tam. Ce dernier, fer de lance de la Nouvelle Vague hongkongaise, est un véritable mentor pour Wong Kar-wai dont il va produire ce premier film (et plus tard assurer le montage de Nos Années sauvages (1990) et Les Cendres du temps (1994)). L’intrigue est hautement inspirée par le Mean Streets (1973) de Martin Scorsese à travers ses personnages ((Jacky Cheung en lieu et place de De Niro en meilleur pote instable Harvey Keitel, jeune homme partagé entre ses sentiments et le milieu du crime) et situations (reprise de la bagarre dans la salle de billard) pliés à certains poncifs du polar hongkongais. Wong Kar-wai va néanmoins parvenir à imposer dans ce cadre son style naissant.
Le scénario est sans doute le plus linéaire de sa carrière mais le film se distingue par quelques figures visuelles récurrentes comme ses effets d’accélération ou de dilatation du temps (la scène du début où Andy Lau se bat pour venger Fly), ainsi qu’une énergie et une liberté de mouvement via une caméra portée très dynamique. Le polar hongkongais à cette période effectue une mue de sa facette virile et opératique du heroic bloodshed cher à John Woo et ses suiveurs vers une tonalité plus romantique qu’initiera justement Patrick Tam avec My Heart is That Eternal Rose (1989). Cette veine romantique du polar HK est indissociable de ses bandes-son flamboyantes, et d’acteurs souvent stars de la cantopop qui y contribuent par une chanson tout en gagnant une certaine crédibilité cinématographique. L’un des chefs-d’œuvre du genre sera A Moment of Romance de Johnnie To (1990), avec Andy Lau, l’un des « quatre rois célestes de la cantopop » (avec Jacky Cheung, Aaron Kwok et Leon Lai) qui trouvera là un de ses premiers grands succès. Wong Kar-wai se montre donc précurseur de ce courant par la présence de l’acteur, et en déployant son art de la scène romantique ultime comme, ici, les retrouvailles bouleversantes entre Maggie Cheung et Andy Lau sur fond de Take My Breath Away revisité en version cantonaise.
Le film inaugure justement le plaisir des reprises cantonaises de tubes pop anglo-saxons dans les films de Wong Kar-wai, que l’on savourera plus tard avec Karmacoma de Massive Attack dans Les Anges déchus (1995), ou Dreams des Cranberries revisité par Faye Wong dans Chungking Express (1994). Tous ces éléments contribuent dans une forme brute à marquer l’univers stylisé et mélancolique du réalisateur qui s’entrechoque à un réalisme palpable des environnements urbains hongkongais qu’il capture déjà de façon unique. L’immersion est idéale parmi ces petites frappes, notamment grâce à l’interprétation sans faille (notamment tous les seconds rôles ayant la tête de l’emploi, certains recrutés parmi de vrais gangsters locaux) dont un Jacky Cheung qui annonce son rôle torturé d’Une Balle dans la tête (1990) de John Woo. Il est assez impressionnant en jeune loup agité et ivre de reconnaissance.
Cet équilibre entre réalisme et formalisme se ressent dans les brutales scènes d’empoignes urbaines à la machette, qui alternent mise en scène heurtée et temporalité suspendue, jouant autant du cachet de véracité que d’une certaine poésie. Maggie Cheung jusque-là coincée entre bluettes et faire-valoir de Jackie Chan, trouve ici son premier rôle majeur, tout en douceur et fragilité, qui va initier sa collaboration avec Wong Kar-wai et amorcer son ascension. L’alchimie avec Andy Lau est palpable et toutes leurs scènes intimistes annoncent les atmosphères introspectives de Nos Années sauvages (1990). Dans l’ensemble, ce premier Wong Kar-wai brille par l’expression encore mal dégrossie de son style porté par un romantisme juvénile incandescent. Il s’affirmera définitivement avec le film suivant, plus mûr et libéré des codes du cinéma de genre.
Justin Kwedi.
As Tears Go bBy de Wong Kar-wai. Hong Kong. 1988. En salles le 29/06/2022