Près de 5 ans après la disparition d’Abbas Kiarostami, Mk2 Films et Carlotta Films organisent une rétrospective qui rend hommage à ce créateur majeur, visionnaire et espiègle. Chefs-d’œuvre de sa carrière de cinéaste et trésors inédits en version restaurée sont montrés pour la première fois au public français à partir du 2 juin 2021. On poursuit avec Le Goût de la cerise.
Monsieur Badii sillonne l’arrière-pays de Téhéran en voiture. Il est à la recherche d’un homme capable de l’aider dans son dessein morbide : il souhaite en effet prendre une forte dose de somnifères et mourir dans un trou au bord de la route ; son acolyte n’aurait qu’à bien vérifier sa mort et à l’enterrer. Pour cela, il est prêt à payer une très grosse somme d’argent. Sur sa route, il va croiser trois personnes, un paysan kurde, un séminariste afghan et un taxidermiste azéri qui vont tous trois réagir différemment à sa demande.
Avec Le Goût de la cerise, Abbas Kiarostami compose une ode à la vie et à la diversité, qu’il adosse de manière habile à une pulsion de mort. Le film débute in medias res, avec un protagoniste principal en gros plan, dans sa voiture, cherchant quelque chose. Il questionne les ouvriers sur les chantiers qu’il rencontre çà et là. Les décors sont chaotiques et l’objectif de Monsieur Badii apparaît d’abord peu clair. Le Goût de la cerise démarre de manière abrupte, pour mieux se dévoiler dans son développement, au fur et à mesure des rencontres.
La force du récit réside dans les dialogues. Si Monsieur Badii reste très discret sur sa vie – on ne saura jamais d’où lui vient son désarroi – il parvient à faire parler ses interlocuteurs, et à travers eux, on décèle la complexité du monde et la profondeur de la philosophie des hommes. Avec seulement un cadre désertique, quelques bâtisses humaines et une voiture, Kiarostami nous emmène au plus profond de l’âme humaine. Pourquoi continuer à vivre, pourquoi la vie vaut-elle la peine d’être vécue ? A tout cela, le metteur en scène iranien y répond presque par l’absurde, puisqu’il rend bavards ses personnages mais pas Monsieur Badii, pourtant au centre du sujet. Ainsi, c’est le côté de la vie qui est mis en valeur et non celui de la mort. Dès lors, Le Goût de la cerise devient un film lumineux et s’apprécie pour ses vertus positives. En revanche, la détresse de Monsieur Badii est subtilement perceptible derrière son assurance de façade, et permet au film de créer un ressort dramatique touchant. Que dirions-nous, en effet, si un homme faisait le vœu de mourir et qu’il demandait à être aidé pour cela ? Cette détresse n’est toutefois pas le reflet d’un drame qu’il aurait forcément vécu. Monsieur Badii déclare qu’il ne veut pas être enterré au milieu d’inconnus (dans un cimetière), mais à l’écart, au bord d’une route. À cette annonce, on peut supposer que son suicide cache peut-être quelque chose de différent, d’une tristesse extrême. Ne cherche-t-il pas simplement à rester le plus seul possible ? Et alors, ces rencontres ne vont-elles pas lui redonner le goût de vivre en société, de côtoyer les autres ? On pense au séminariste afghan, qui répond à Monsieur Badii que son ami a préparé à manger et qu’il l’invite à partager le repas, alors qu’ils ne se connaissaient pas il y a trente minutes. Tout cela n’est que suppositions mais permet au film de vivre longuement, dans nos esprits et dans les discussions de cinéma. La portée du Goût de la cerise est immense, et va bien au-delà du questionnement sur le rapport à la mort de l’homme.
À travers ces réflexions sur le sens de la vie (ce fameux goût de la cerise dont parle le taxidermiste azéri), que Kiarostami rend fortes par la mécanique narrative – plus Monsieur Badii progresse sur sa route, plus il rencontre des personnages qui savent profiter de la vie – le réalisateur livre un objet filmique complet et résolument humain, digne de Kurosawa Akira. En utilisant des acteurs non-professionnels et en puisant dans des rencontres réellement vécues, le réalisateur extirpe du réel son propos et le transcende, tel un cinéma réflexif, c’est-à-dire un cinéma qui se pense lui-même et étend la portée de son art, chose que Kiarostami a déjà expérimentée dans Close-Up en 1990. Les routes désertiques iraniennes apparaissent comme un dédale pas si inamical que cela, ponctué de rencontres, de personnes qui poursuivent leur chemin et œuvrent à la collectivité. S’ils sont étrangers, ils ont par ailleurs un point de vue nouveau à nous apporter. Même les décors de machineries en chantier nous apparaissent alors somptueux. C’est cela que Le Goût de la cerise nous dit formidablement. Il s’agit d’un propos qui résonne toujours autant aujourd’hui, 23 années après sa sortie.
Maxime Bauer.
Le Goût de la Cerise d’Abbas Kiarostami. Iran. 1997. En salles le 02/06/2021