Festival Allers-Retours 2020 – Saturday Fiction de Lou Ye : l’écriture et les images

Posté le 5 février 2020 par

En compétition officielle à la Mostra de Venise en 2019, Saturday Fiction est le nouveau film de Lou Ye. Il met en scène Gong Li, Pascal Greggory, Mark Chao et Odagiri Joe dans un récit d’espionnage au cœur du Shanghai de 1941. Nous l’avons vu à l’ouverture du Festival Allers-Retours dédié au cinéma d’auteur chinois.

Durant la Seconde Guerre mondiale, l’actrice Jean Yu, une célèbre vedette de cinéma et de théâtre, revient à Shanghaï, occupée par les Japonais, qu’elle a quitté quelques années plus tôt. Elle doit interpréter le rôle principal dans la nouvelle pièce de son metteur en scène, qui est aussi son amant. Elle œuvre également en tant qu’espionne pour le compte de la concession française. Dans cette grande ville chinoise, les femmes et les hommes vont et viennent au gré de leurs objectifs et de leur histoire. Qui travaille pour qui ? Qui veut quoi ?

La plus grande qualité de Saturday Fiction est visible dès les premières images du film, se valide et s’accentue au fur et à mesure du visionnage : il s’agit de la mise en scène et de la photographie. Il n’y qu’à observer l’affiche chinoise du film, avec Gong Li attablée et fumant, le regard profond et aérien, pour en saisir l’étendue, car cet aperçu se retrouve en long et en large dans tout le film. Le choix des plans, saisi par une caméra qui se déplace au plus près des visages, tel un autre personnage muet, couplé à un noir et blanc légèrement granuleux, apporte un souffle au film. Chaque scène laisse entrevoir, grâce cette réalisation, une certaine beauté dans la tension qui règne chez les protagonistes et in fine, dans l’Histoire. Ce choix de mouvement de caméra permet, lorsque cette tension monte et donc que l’appareil s’agite, de faire ressentir l’urgence et le danger de la situation. Il permet aussi, lors de scènes de retrouvailles intimistes, de déceler la complexité des émotions qui animent les personnages, car toute l’attention est portée aux regards qu’ils se portent, à leurs mouvements de bras, aux mots qu’ils s’échangent. À ce titre, il ne pouvait être d’autre héroïne que Gong Li, actrice plus que reconnue pour la subtilité de son jeu. À travers elle, la puissance du script est décuplée. À plusieurs endroits, l’image montre un effet de flou, notamment dans une scène d’enregistrement à travers une vitre teintée. Le récit se déplace alors légèrement vers l’onirisme, prend de la distance avec le réalisme et élève le spectateur dans un genre de nouvelle dimension. Lou Ye étonne en prenant, à travers un pur récit d’espionnage, des dispositions sensitives, telles qu’on les attribue plus souvent aux grandes œuvres contemplatives. Pourtant, Saturday Fiction n’en est pas une, et lorgne presque du côté du film d’action à d’autres moments. Le tension se ressert dans des climax de violence où le destin des personnages devient imprévisible.

Pour un récit d’espionnage, le scénario est un enjeu. Il doit être complexe, retors mais pas fouillis. À première vue, on pourrait croire que Saturday Fiction tente d’atteindre cet objectif. En repensant à des scènes précédentes, on comprend mieux ce qui anime ces individus. En exemple, les deux espions de la troupe, l’homme et la femme, ne semblent pas avoir juré allégeance envers une nation en particulier ; on sait juste que leur rôle est trouble. Il faut alors se souvenir d’une scène du début, en voiture, où l’homme dit « je te dis ce que me disent les Japonais et tu me dis ce que disent les Chinois ». Une interprétation possible est que tous deux œuvrent pour plusieurs comptes dans le but de progresser eux-mêmes dans leur désir propre. C’est là toute l’épaisseur du film : bien qu’il soit parfaitement articulé pour peu qu’on se remette mentalement les choses dans l’ordre, il demeure des trous. Loin d’être un problème, cet état de fait ouvre bien des possibilités quant à l’interprétation du film, des desiderata des divers protagonistes. Pour beaucoup, les solutions sont là, sous nos yeux dans le film, mais elles sont très infimes, si bien que l’on peut s’imaginer tout un iceberg de background à travers le portrait qu’on se dresse des personnages. Le film s’aborde à travers sa parcimonie : les gestes et les mots, souvent brefs, ont tous leur importance et permettent à eux seuls de créer des personnages complexes et forts. Ce scénario trouble s’associe avec une mise en scène puissante et minutieuse pour proposer une galerie de personnages qui font vaciller l’Histoire. Une idée ambitieuse, un objectif atteint.

Lou Ye est un auteur de la sixième génération de cinéma chinois, aux côtés de Jia Zhang-ke et Wang Xiaoshuai. Saturday Fiction est une œuvre d’envergure, façonnée à base de références à divers registres fictionnels au service d’une écriture remarquable. Les cinéastes chinois n’ont toujours pas dit leur dernier mot.

Maxime Bauer.

Saturday Fiction de Lou Ye. Chine. 2019. Projeté au Festival Allers-Retours 2020