20 ans de cinéma asiatique à L’Etrange Festival : entretien avec Frédéric Temps

Posté le 14 septembre 2014 par

L’Etrange Festival fait battre le cœur du public parisien depuis 20 ans en mettant en avant des œuvres peu connues, inédites, ou dépréciées en leur temps. Découvreur de nouveaux talents du cinéma de genre, l’Etrange Festival a toujours misé sur l’Asie. Rencontre avec Frédéric Temps, président du festival, qui nous livre ses pensées sur le cinéma asiatique.

 

Frédéric Temps

 

Le cinéma asiatique a toujours été très présent à l’Etrange Festival. Considères-tu ce festival comme étant particulièrement « étrange », hors du commun ?

Si on revient à la genèse même de l’histoire du cinématographe, l’Asie, et le Japon en particulier, a toujours été présente. Si on remonte au début des années 1920, à l’image de ce qui se passait en Europe ou aux Etats-Unis avec Universal et RKO pour les Frankenstein, Dracula, etc., le cinéma japonais était déjà friand de ce type d’œuvre et présentait des films fantastiques. On a retrouvé du côté de Hong Kong deux films qui ont été faits dans les années 1920 et qui ont été restaurés et réédités il y a quelques années pour des festivals. Donc l’Asie a toujours été présente sur le film de genre et le film fantastique.

Lorsqu’on a créé le festival, on s’est d’abord contenté de récupérer des films déjà exploités, comme les films de Suzuki Seijun. Puis on a grossi les programmations et on a voulu monter des rétrospectives de films, plutôt japonais et hongkongais, qu’on voyait circuler au Festival de Rotterdam ou à l’American Cinematheque. Cela permettait une circulation des œuvres plus rapides puisqu’elles étaient déjà restaurées et sous-titrées, au moins en anglais. Alors que le budget de l’Etrange Festival était très modeste, il est arrivé que l’American Cinematheque nous demande telle ou telle copie. Il y avait donc une espèce de transitivité qui se créait au fur et à mesure et qui nous a permis de monter différents cycles, surtout axés sur les cinéastes japonais des années 1950-1960 qui nous étaient chers et dont les œuvres n’étaient pas assez reconnues.john woo

Puis on a ouvert davantage vers Hong Kong et plus récemment vers la Corée qui a connu une explosion depuis 10 ans et qui, d’ailleurs, a pris la place qu’avait le cinéma de Hong Kong dans les années 1980-1990. Le cinéma hongkongais a connu un essoufflement à la suite de la rétrocession de Hong Kong à la Chine, qui a fait que l’industrie s’est retrouvée dans une situation particulière. Est-ce que certains ont eu peur ? Je ne sais pas puisqu’en réalité, Hong Kong n’a pas changé. Bien au contraire, c’est toute la Chine qui a ouvert les bras au capitalisme. Donc il n’y avait pas à avoir de crainte. Ca n’empêche que Tsui Hark ou John Woo ont changé de cinéma. Ils ont tenté l’aventure américaine et ils en sont revenus très déçus, comme tous leurs confrères occidentaux ou asiatiques. John Woo n’a plus fait grand chose depuis un certain temps. Tsui Hark, lui, continue à réaliser et à produire. Mais on ne sent plus le même engouement qu’il y avait à une époque. Les cinéphiles ne sont plus trop intéressés par ce qui ce fait du côté de la Chine. La Corée a pris le flambeau et je pense qu’il va se passer exactement la même chose pour le cinéma coréen. La Corée a bénéficié de la présence d’un ministre de la Culture, lui-même cinéaste, qui a su générer beaucoup de guichets pour le financement des films. On a vu de formidables films être réalisés, comme ceux de Park Chan-wook. Force est de reconnaître que le cinéma coréen commence à s’user. On voit des films qui se ressemblent de plus en plus. Il y a encore des œuvres de qualité mais ce n’est plus la grande explosion de l’époque de Park Chan-wook. Je me rappelle l’avoir vu arriver avec ses courts-métrages, avant ses premiers longs, et je me suis demandé « qui c’est, celui-là ? » parce qu’il sortait du lot. Même lui aujourd’hui, en est à tourner des films aux Etats-Unis. Je pense que la roue tourne ! Tant qu’il y a une industrie du cinéma en Asie, c’est formidable et il faut que ça continue. Maintenant, est-ce qu’on ne va pas trouver un essoufflement généralisé comme on l’a vu pour chaque pays les uns après les autres ? On verra, l’avenir nous le dira !

 Tsui hark 2

Vous avez fait découvrir au public français quelques réalisateurs asiatiques comme Miike Takashi, Kim Ki-duk ou encore Sono Sion, dont les films sont d’ailleurs présents cette année. Qu’est-ce qui vous a touché chez ces cinéastes ?

Il nous paraissait incontournable d’avoir ces trois cinéastes présents dans la programmation parce qu’apparemment, nous avons été les premiers à découvrir ces cinéastes.

Miike Takashi, c’est un peu différent. Il a toujours été très productif et ce, dès ses débuts, avec un cinéma très punk et rentre-dedans. Le jour où il est devenu père, son cinéma s’est littéralement transformé et est devenu beaucoup plus sage et mainstream, au point où il ne réalise principalement que des remakes, comme le film que nous montrons cette année (Over Your Dead Body). L’engouement qu’il pouvait y avoir à l’époque de Dead or Alive, Ichii the Killer ou Audition, est retombé un petit peu.

Ce qui est assez drôle, c’est que nous avons découvert ces cinéastes à une époque où personne ne s’y intéressait en France. Alors que maintenant, Miike Takashi monte les marches de Cannes et est primé à Berlin ! Il en est de même pour Kim Ki-duk.

Le dernier venu de la bande, qui n’était pourtant pas un débutant, est Sono Sion. Il est reconnu en Occident mais pas encore au même niveau que Kim Ki-duk ou Miike. Mais ça ne saurait tarder. Why Don’t You Play In Hell?, qu’on a montré l’an dernier, et qui sortira d’ailleurs début 2015 en VOD et au cinéma, avait décroché le prix du public. Et son nouveau film, Tokyo Tribe, devrait l’installer définitivement dans le panthéon des cinéastes japonais à suivre.

On est très fiers d’avoir flairé ces cinéastes comme de futurs grands. Des cinéastes asiatiques, on en a montré beaucoup en 20 ans. Comme tous les paris qu’on peut faire sur un artiste, certains cinéastes n’ont pas duré. On a cru en Miike et en Kim Ki-duk qui revient après ses soucis personnels avec un film, Moebius, qu’on trouve formidable. Ce n’est pas son dernier film, il y en a eu un entre-temps.

 tokyo-tribes

Pourquoi, justement, programmer Moebius et pas One on One ?

C’est très simple. La production a voulu réserver One on One en exclusivité à Venise. On a failli le programmer au dernier moment comme un film surprise. Mais on a aussi des impératifs de bouclage et cette année, on a beaucoup de films à présenter. On ne pouvait pas attendre davantage ! Donc on a fait l’impasse dessus. Moebius, étonnement, n’avait toujours pas été présenté en France, ce qu’on a trouvé aberrant. Le Festival de Deauville aurait très bien pu le montrer. Ca tombait bien pour nous, surtout qu’on aime beaucoup ce film qui signe un vrai retour du cinéaste. On projette également L’Ile dans le cadre de « 20 ans, 20 films » qui, à l’époque, avait été montré en quasi-simultanéité avec Venise.

Qu’est-ce que ça t’a fait de voir un standing ovation pour l’avant-première de Sono Sion, qui ne réalise pas forcément des films grand public ?

Je pense qu’il fait des films pour tous types de public. Il a d’ailleurs reçu le prix du public l’année dernière. Après, il faut être honnête. Le public asianophile se regroupe dans certains lieux pour chercher des films ou sur internet, ou encore dans les manifestations. Aujourd’hui, et c’est un problème récurrent, il n’y a plus d’espace en télévision pour le cinéma asiatique. Jean-Pierre Dionnet, lorsqu’il travaillait à Canal +, a vraiment mis en avant le cinéma asiatique de genre. Quand il est parti, sa relève a essayé de continuer ce qu’il avait mis en place. Mais le succès n’était pas au rendez-vous. C’est pour ça qu’on ne voit plus des films comme ceux de Kim Ki-duk a la télévision. Il y a encore de place pour des films d’action, comme ceux de Dante Lam. Mais dès qu’il y a un cinéma un peu auteurisant, ça coince un peu. Bon, les films asiatiques sortent parfois en salles et peuvent avoir du succès ! Mais l’engouement n’est plus le même.

J’ai le sentiment que Sono Sion fait un cinéma grand public, en tant qu’organisateur de festival. Je lui ai d’ailleurs demandé hier qui, au Japon, voyait ses films. Il m’a répondu qu’il s’en fichait et qu’il ne faisait pas des films pour le public. Mais si des producteurs financent, je pense que ses films ont une certaine répercussion auprès du public puisqu’ils sortent en salles. Ils ne sont pas édités qu’en DVD ou VOD, comme c’était le cas pour Miike Takashi à une certaine époque.

Mais il y a quand même un engouement pour Sono Sion. Why Don’t You Play In Hell? a été acheté par Films Distribution et sortira début 2015 et Wild Side devrait sortir Tokyo Tribe. On verra si le film rencontre son public !

 sono sion

En 20 ans de festival, comment analyses-tu l’évolution du cinéma asiatique ?

Je ne vois pas trop d’évolution. Mais je crains qu’il n’ait les mêmes symptômes que le cinéma de genre américain des années 1980 : un essoufflement. Je prends l’exemple de la Corée, qui a une industrie rodée. Les films se vendent en salles, les gens achètent des DVD, etc. Ce cinéma a explosé il y a une dizaine d’années. Il était facile pour nous de trouver au moins 10 films (courts et longs métrages) à montrer à chaque édition. Cette année, on n’a que 4 films coréens ! On ne trouve quasiment plus d’œuvres innovatrices qui ont quelque chose de singulier. J’attends de voir. On a assisté à un renouveau du cinéma indien qui s’essouffle un petit peu aussi. Le cinéma indien essaie de rattraper le système hollywoodien, le remâche et en fait un truc à la sauce Bollywood. Il en est de même pour la Corée qui, de façon paresseuse, tourne toujours autour des mêmes films. Ca fonctionne, il y a un peu de terreur, le cliffhanger, l’action bien menée, le montage assez serré. Attention, ça peut marcher un certain temps mais pas indéfiniment. On le voit dans les couloirs du festivals. On entend les échos des spectateurs sur les films coréens !

L’avenir se trouve peut-être dans le cinéma d’Asie du Sud-Est ou d’Asie centrale. On voit assez peu de film de ces régions programmés à l’Etrange Festival. Pourquoi ?

Très honnêtement, on ne voit pas forcément des bons films qui viennent de là-bas. On a des critères artistiques assez sélectifs. N’oublions jamais que l’Etrange Festival a été créé par des cinéphiles. Si le film, en tant que spectateur, ne nous plaît pas, on ne le montre pas.

Comment vois-tu l’avenir du cinéma asiatique, si ce n’est la naissance d’un essoufflement ?

J’espère qu’il va rebondir ! Il y a plein de nouveaux talents dans le court métrage, qui est un vivier dans les marchés des festivals où il sert comme carte de visite. C’est vrai que dans les courts métrages, le cinéma le plus innovateur est asiatique. Ces talents, a priori, vont ressurgir dans les longs métrages. Mais si les vendeurs n’arrivent plus à vendre de films, peut-être que la production se ralentira. Aux talents locaux de montrer que demain peuvent arriver de nouveaux Kim Ki-duk !

Et, pour la fin : as-tu un souvenir marquant de l’Etrange Festival à raconter à nos lecteurs, qui soit lié à un film ou à un réalisateur asiatique ?

Je me rappelle d’un événement marquant, sympathique et révélateur de ce qu’est l’Etrange Festival. Lorsqu’on a fait, en 2002, un rétrospective sur Konuma Masaru, cinéaste japonais de pinku eiga, il a été remarquablement accueilli par les spectateurs. Le public féminin était très nombreux cette année-là. Au bout de quelques jours, j’ai demandé à Konuma si tout se passait bien, parce que j’avais l’impression qu’il était un peu fermé. Son interprète m’a répondu qu’il était ravi mais qu’il était très gêné de se retrouver dans un panthéon du cinématographe alors que son cinéma, à l’époque, était un cinéma de seconde zone destiné aux quartiers mal famés. Elle a ajouté qu’il était très déstabilisé de voir autant de femmes assister aux projections de ses films. Quand on a su ça, on a éclaté de rire et on lui a expliqué que son cinéma, considéré comme médiocre 40 ans auparavant, est maintenant reconnu pour sa qualité intrinsèque. C’est un beau souvenir qui prouve, justement, que notre travail consiste à réévaluer des œuvres et des auteurs qui n’ont pas été reconnus en leur temps.

Propos recueillis à Paris le 10/09/2014 par Elvire Rémand.

Merci à Xavier Fayet d’avoir rendu cet entretien possible.

Crédit photo : Clémence Demesme, Etrange Festival.

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