1945 : après sa défaite, le peuple japonais vit dans la crainte des forces américaines. Au nord du pays, dans la minuscule île de Shikotan, la vie s’organise entre la reconstruction et la peur de l’invasion. Ce petit lot de terre, éloigné de tout, va finalement être annexé par l’armée russe. Commence alors une étrange cohabitation entre les familles des soldats soviétiques et les habitants de l’île que tout oppose, mais l’espoir renaît à travers l’innocence de deux enfants, Tanya et Jumpei…
Après Le vent se lève de Miyazaki Hayao, un second film d’animation vient cette année se pencher sur un passé historique douloureux du Japon avec L’île de Giovanni. C’est pourtant à un autre film Ghibli que l’on songe ici avec cette époque tourmentée vue à travers le regard d’enfants, Le tombeau des lucioles (1988) de Takahata Isao. Le film de Nishikubo Mizuho – ancien collaborateur de Oshii Mamoru qui s’occupa de l’animation sur Ghost the Shell (1995) notamment – trouve pourtant son identité en se penchant sur une histoire méconnue du Japon d’après-guerre et par un message de fraternité très touchant.
Le scénario comporte plusieurs sources. Historique tout d’abord, puisque s’inspirant du destin de l’île de Shikotan, située à l’extrême nord du Japon, dans l’archipel des Kouriles et qui abrita longuement une communauté nippone avant d’être cédée au vainqueur soviétique après les accords de Yalta en 1945. Ces événements vont s’inscrire dans un imaginaire à la fois réaliste avec comme source les souvenirs d’Hiroshi Tokuno, ancien habitant de Shitokan et rêvé avec les allusions à la nouvelle de Miyazawa Kenji, Train de nuit dans la voie lactée, très célèbre au Japon et qui berce les moments les plus oniriques du film avec les rêveries des enfants.
L’introduction nous montre ainsi un vieil homme revenir sur les terres de son enfance, cette île de Giovanni qui va le replonger dans ses souvenirs. Au lendemain de la défaite japonaise, les Russes investissent ainsi une île où la guerre a signifié le départ des jeunes hommes du pays, mais dont les effets se sont limités à la formation d’une milice locale. Leur vie paisible de pêcheurs ne sera ainsi plus jamais la même et c’est alors qu’il touche à sa fin que les habitants de l’île découvrent réellement un conflit qu’ils n’écoutaient qu’aux actualités radio. C’est un choc pour les adultes et une source de curiosité pour les enfants à l’image des deux frères Junpei et Kanta. Le réalisateur associe ainsi cette découverte de l’étranger à une vision inquiétante essentiellement associée à la figure militaire (glaçante première apparition de l’armée russe en pleine salle de classe) qui se verra peu à peu désamorcée. Cette aura menaçante n’existe qu’au sein du monde des adultes alors qu’un rapprochement se fera progressivement entre enfants japonais et russes, les familles ayant accompagné les officiers mobilisés. Pour ces êtres innocents, un camarade de jeu en vaut bien un autre et les affrontements idéologiques des «grands » les dépassent. Cette complicité et universalité juvénile se dessine dans un ensemble lors de très belles séquences (les salles de classes japonaise et russes se répondant dans une même chanson enfantine) où l’on passera à un degré plus intime quand Junpei et Kanpa vont se lier d’amitié avec Tanya, une fillette russe. Le scénario amène cela avec une grande finesse, toujours sous l’angle du jeu avec leur attrait commun pour le train électrique. Preuve de cette absence de barrière chez nos jeunes protagonistes, le cadet Kanpa ayant grandi sans connaître sa mère s’identifie à la famille de Tanya, l’idéalisant sans faire de distinction à leurs origines différentes pour simplement envier la complicité et l’amour les unissant.
Ce sera également l’occasion des premiers émois amoureux avec les amorces de romance timides entre Junpei et Tanya. Le film est constamment bilingue et oscille entre le japonais et le russe, les personnages finissant par se comprendre par la force du geste, du regard, de façon de plus en plus limpide au fil de leur complicité naissante et appuyant de nouveau cette idée d’universalité.
Finalement ce sera le contexte qui brisera ce paradis perdu où quand les enfants sont libres de se lier les hommes seront toujours comme forcés de s’opposer. Cet idéal est constamment rattaché à l’imagerie lumineuse de l’île et lorsqu’ils seront contraints de la quitter, l’atmosphère se fera plus désespérée, oppressante et hivernale en opposition. La dernière partie est particulièrement éprouvante avec son lot de privations, pertes et séparation où le refuge de l’île aura fait de ses habitants des apatrides ballotés au sein du Japon et de sa frontière quand leurs concitoyens auront au moins eu la possibilité de rentrer chez eux après la défaite. L’annexion par les Russes les privera alors de leur foyer et les obligera à tout recommencer ailleurs, sort que partagent d’autres populations envahies et mobilisées par les Japonais comme on le découvrira lors d’une séquence avec des Coréens. Pour Junpei et Kanta le refuge ne peut être qu’intérieur face à ces souffrances lorsqu’ils se récitent les passages du Train de nuit dans la voie lactée qu’ils connaissent par cœur. Cette séparation se traduit dans l’esthétique très originale du film. L’idée est de faire coexister la nostalgie et le voile du souvenir du vieillard avec les sentiments vivaces de l’enfant qu’il était par l’image. Les arrières -plans et décors crayonnés et à la stabilité vacillante comme la mémoire s’opposent ainsi à l’animation bien plus vivante des personnages qui y évoluent. Ce décor se plie constamment au contexte (météorologique, temporel ou dramatique) tandis que les personnages tentent d’y exister, de s’aimer, d’y vivre voire survivre. Ce parti pris est inversé dans les scènes oniriques où le cadre merveilleux domine Junpei et Kanpa bien plus confiants et s’y laissant porter. C’est ce qui permettra de supporter un cruel rebondissement final où le monde imaginaire sert de passerelle paisible à un sommeil éternel.
Contrairement au Tombeau des lucioles qui laissait le spectateur la gorge serrée par l’injustice, L’île de Giovanni, sans masquer les horreurs de la guerre, préfère cependant retenir le meilleur, à savoir ce moment où enfants russes et japonais oublièrent les clivages de leurs parents pour s’aimer sans ambages. Le superbe épilogue vient nous le rappeler avec une délicatesse rare. Une des plus belles surprises de la japanimation récente auquel au espère le même statut de classique que le film de Takahata.
Justin Kwedi.
L’Île de Giovanni de Nishikubo Mizuho. Japon. 2014. En salles le 28/05/2014.