Le Transperceneige, Jean-Marc Rochette

Dossier : Du Transperceneige à SNOWPIERCER, évolution d’un récit

Posté le 25 octobre 2013 par

Loin d’une adaptation case par case de la bande-dessinée de Jacques Lob et Jean-Marc Rochette, Bong Joon-ho opte pour une adaptation libre, fruit d’un long travail d’appropriation et de recréation. Que reste-il alors du Transperceneige dans SNOWPIERCER et de quelle manière les deux œuvrent se parlent et nous parlent-elles ?

Un train, métaphore d’une humanité perdue et destructrice, file infiniment dans un désert de glace. À son bord, un homme remonte lentement de compartiment en compartiment, se hissant de la crasse des wagons de queue, où sont entassés les miséreux, vers les voitures dorées de tête, où les nantis vivent dans l’opulence, comme un ascenseur social absurde et révolutionnaire.

C’est ce récit que partagent Le Transperceneige, la bande-dessinée créée par Jacques Lob et Jean-Marc Rochette en 1982, reprise pour une suite en deux volets par Benjamin Legrand et Rochette en 1999, et SNOWPIERCER, le Transperceneige, film (majoritairement) coréen de Bong Joon-ho de 2013. Une idée qui impose des visions post-apocalyptiques d’une nouvelle ère glaciaire, que fend une arche de Noé moderne et monstrueuse. Si l’on comprend ce qui a pu fasciner Bong lorsqu’il découvre l’œuvre originale, on remarque l’écart qu’il creuse avec elle dans sa vision cinématographique, au point de prendre le contrepied presque complet de celle-ci sur bien des points. Le monde a changé depuis les écrits de Lob, et SNOWPIERCER en témoigne à sa manière.

SNOWPIERCER, Le Transperceneige

Parabole métaphorique vs. pragmatisme

Lorsque Jacques Lob imagine son récit à la fin des années 70, l’époque, fracturée par la guerre froide, est contestataire, paranoïaque, pessimiste. La menace d’une guerre nucléaire est partout, évidente et palpable. Nul besoin d’expliciter alors les raisons d’un cataclysme ayant transformé le monde en enfer blanc, ni celles ayant poussé des investisseurs à produire un train permettant de les sauver. Si quelques références aux blocs Est/Ouest émaillent Le Transperceneige, on ne sait pas vraiment ce qui a conduit à la situation décrite, ni même à quelle époque et où nous sommes. Rien ne nous est expliqué, les choses sont comme cela, et nous l’acceptons. Le manque d’information renforce alors la parabole du récit, le transformant en fable métaphorique sur les dérives d’une humanité qui court bêtement et inéluctablement à sa perte.

En 2013, époque tout aussi pessimiste mais plus pragmatique que contestataire, le spectateur a besoin de repères pour accepter l’absurde situation d’un train roulant sans fin dans la neige. Pour croire, on a besoin de savoir. Nous sommes donc en 2031, la lutte contre le réchauffement climatique et l’émission d’un gaz (le CW7) a déréglé le climat, et l’on comprend même pourquoi le train existe tout en pouvant suivre son parcours sur une carte.

SNOWPIERCER, le Transperceneige

Ce pragmatisme, le film le développe surtout dans sa première partie, rendant crédibles des éléments que la BD se refusait à traiter. Naissent par exemple dans SNOWPIERCER des traducteurs instantanés, là où Le Transperceneige n’évoquait ni problèmes de langues, ni même de nationalités (on suppose, au vu du nom des personnages, être en Russie, mais l’on parle français – en fait, l’étrangeté est telle que l’on pourrait être dans un univers parallèle ou même sur une autre planète sans que ça n’ait  aucune incidence sur le récit et son impact).

SNOWPIERCER s’attache ainsi à décrire minutieusement les wagons de queue, là où l’œuvre originale commençait alors que Proloff s’en était extirpé. Le premier récit du Transperceneige, dessiné par Alexi, montrait ces fameux compartiments. Peut-être est-ce pour cela qu’en reprenant le travail après sa mort, Rochette refuse de les dessiner si ce n’est sous forme de courts flashbacks, laissant au spectateur le soin d’imaginer l’horreur de centaine de personnes affamées, enfermées et entassées avec leurs morts depuis des années. On perd forcement dans cette mise en image en force suggestive, et il faudra attendre à la fin du film le récit des premières années de vie à bord du train par Curtis pour se faire une idée du calvaire.

Réalisme vs. grotesque

Etrangement, les orientations des deux œuvres vont avoir tendance à s’inverser. La fable métaphorique de Lob et Rochette se fait d’un réalisme oppressant au fur et à mesure de sa progression, alors que le film, après son exposition, se libère par une poésie surréaliste, d’incessantes ruptures de ton, et un sens du grotesque assumé et jouissif. Face au pessimisme de la BD, le film fait preuve d’une folie et d’une vigueur presque salvatrices. Même dans sa manière de montrer le train sans jamais en figurer les derniers wagons, Rochette nous enferme dans un monde sans issue, là où Bong montre une échappatoire, filmant le Transperceneige comme un train réel et donc fini, et non uniquement comme un interminable monstre métallique.

Plus lumineux, n’hésitant pas à montrer les extérieurs, le film arrive même à se terminer sur une touche d’espoir et d’optimisme : l’humanité peut être sauvée. Plongé dans d’éternelles ténèbres, le monde de la BD est mort, il n’y a pas de salut pour l’humanité condamnée, qui erre sans but.

Politique vs. déterminisme

Débutant par ce que l’on peut prendre comme une mise en garde écologiste, le film s’écarte du chemin politique : la fable grotesque n’est pas si engagée que cela. En tout cas clairement moins que la bande-dessinée, brulot anticlérical, antimilitariste, au contenu social et à l’engagement politique très marqués, portant son regard noir et nihiliste sur l’homme, créature autodestructrice contrôlée par des besoins primaires (le sexe occupe d’ailleurs une place importante dans la BD, les riches se gorgeant d’orgies, là où le film se montre assez prude sur la question).

SNOWPIERCER_LE TRANSPERCENEIGE- Affiche def

S’il est, face à son modèle, apolitique, SNOWPIERCER n’est pourtant pas aussi inoffensif qu’il le paraît. Son anticonformisme s’étale ailleurs que dans les revendications politiques. En démontant la figure majeure d’Hollywood depuis Matrix, celle de l’élu, centrale dans les films de super-héros dont le cheminement consiste d’abord à l’acceptation de leur rôle, SNOWPIERCER prend des chemins de traverse et attaque frontalement l’idéologie dominante des blockbusters. Ici, le parcours de Curtis, l’élu, « the one », le « leader » est une mascarade visant à reproduire les mêmes schémas de domination et soumission, démontrant par l’absurde, en retournant la question, qu’Hollywood nous impose une sorte de déterminisme inversé. La rébellion du film, c’est de ne pas faire de son personnage un héros : il n’accepte rien, ne sauve personne. Comme l’usage de la cigarette, proscrite à Hollywood et utilisée de manière amusante ici, la contestation est ailleurs, dans la remise en question formelle et narrative des schémas dominants.

Le Transperceneige et SNOWPIERCER sont deux expériences différentes, complémentaires, comme deux visions d’un même mythe. La force du film est de savoir ne pas être une photocopie appauvrie du chef-d’œuvre original, ancré à jamais dans son époque, mais d’être pleinement un film de Bong Joon-ho. Une trahison ? Forcément, puisque c’est une bonne adaptation !

Victor Lopez.

Le Transperceneige de Jacques Lob, Jean-Marc Rochette et Benjamin Legrand, disponible en édition intégrale éditée par Casterman.

SNOWPIERCER, le Transperceneige, de Bong Joon-ho, Corée. En salles le 30/10/2013.

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