Chen Kaige, réalisateur chinois reconnu internationalement depuis les années 90 (Adieu ma concubine, Temptress Moon), a connu un grand succès en Chine en 2012 avec Caught in the Web, un film sur le lynchage médiatique d’une anonyme et l’utilisation des réseaux sociaux comme défouloir populaire.
Synopsis : Ye Lanqiu (Gao Yuanyuan), secrétaire du directeur d’une grande compagnie chinoise, apprend qu’elle est atteinte d’un cancer lymphatique à un stade avancé. Dans le bus qui la ramène à son travail, encore secouée par la nouvelle, elle ne prête pas attention au chauffeur qui lui demande de céder sa place à un vieillard. Ce moment d’incivilité est filmé grâce au téléphone portable de l’assistante d’une journaliste (Yao Chen) qui décide de mettre en ligne cette vidéo. Celle-ci s’avère très vite virale et l’acte d’incivilité de la jeune femme devient le prétexte à un (faux) débat sur les dérives de la société chinoise. Sur Internet, la chasse aux informations et aux rumeurs sur Ye Lanqiu bat son plein : femme arrogante, briseuse de couples, arriviste, honte de la Chine…, la population se défoule. Par le fait du hasard, la jeune femme va croiser le chemin des personnes qui ont médiatisé la vidéo de son incivilité.
Caught in the Web met en scène trois des acteurs les plus en vue de Chine : Gao Yuanyuan dans le rôle de la victime médiatique (déjà vue dans Shanghai Dreams de Xiaoshuai Wang, City of Life and Death de Lu Chuan et Don’t Go Breaking My Heart de Johnnie To et Wai Ka-fai), Yao Chen (l’actrice la plus suivie sur le réseau social Weibo, avec plus de 51 millions de fans) et Mark Chao (popularisé par la série TV taïwanaise Black and White en 2009).
Sorti à l’été 2012, le film a connu un très grand succès et a engrangé près de 180 millions de yuans (soit 22 millions d’euros). Il a même été présélectionné afin de représenter la Chine pour l’Oscar du meilleur film étranger. Il s’agit donc d’une bonne nouvelle pour Chen Kaige, réalisateur phare des années 90, qui a connu une légère baisse de régime avant de renouer avec le succès en 2005 avec Wu ji, la légende des cavaliers du vent.
On connait le goût de Chen Kaige pour les drames historiques en costumes (L’Empereur et l’assassin, Wu ji, la légende des cavaliers du vent). Avec Caught in the Web, il s’inscrit pleinement dans la Chine contemporaine en s’attaquant au phénomène du renrou sousuo (littéralement « la recherche de chair humaine »), c’est-à-dire l’utilisation des forums et blogs Internet par les Chinois pour mener des investigations collaboratives sur la vie privée de personnes afin de faire pression sur elles. Les victimes ? Une personnalité politique soupçonnée de corruption, un mari adultère ou une femme surprise en train d’écraser la tête d’un chat avec ses talons aiguilles (histoire véridique). Les « justiciers du web » sondent Internet pour rendre publiques les moindres informations sur une cible : nom, adresse, numéro de téléphone, métier, vie amoureuse, habitudes quotidiennes, coordonnées de la famille… Un mélange de cyber-police citoyenne et de harcèlement… au nom d’une morale aux contours flous. Lire cet article pour en savoir plus sur ce phénomène. Dans Caught in the Web, la victime est Ye Lanqiu, filmée à son insu dans un bus alors qu’elle refuse de laisser son siège à une personne âgée.
Chen Kaige s’attarde finalement très peu sur le cyber-harcèlement en lui-même pour s’attarder sur le traitement (et l’acharnement) médiatique d’une équipe de journalistes ambitieux qui veulent presser le citron Ye Lanqiu jusqu’au bout, en montant en épingle des rumeurs et en alimentant un débat de société. De l’autre côté, Mr Shen (interprété par Wang Xueqi, très convaincant), patron d’une grande entreprise pour laquelle Ye Lanqiu est la secrétaire, va manipuler les médias afin que ce scandale ne nuise pas à son image personnelle (il est accusé d’être l’amant de la jeune femme) et à son entreprise (qui perd en quelques jours 6 points en bourse). Au milieu de cette tourmente, on trouve la pauvre Ye Lanqiu, qui est finalement loin d’être le personnage principal du film. Caught in the Web est plus une autopsie en règle d’un système médiatique et industriel pourri et gangréné par une lutte d’intérêts personnels. Il n’y a aucun personnage complètement bon ou mauvais : chacun plonge à divers degrés dans l’individualisme et l’égoïsme, quitte à détruire ses proches. Tout cela au milieu de l’acharnement populaire du renrou sensuo. Une vision bien triste de la Chine pour un film bien mené et au succès logique.
Chen Kaige met enfin en lumière une tendance lourde du cinéma actuel : l’omniprésence des écrans et des objets connectés qui vampirisent et façonnent la vie des gens. Au début des années 2000, la série 24 heures chrono mettait en scène des agents fédéraux qui luttent contre des groupes terroristes à grand renfort de smartphones et d’outils d’espionnage en ligne très sophistiqués. Jamais sans ma connexion Internet ! Cette frénésie d’objets connectés est aujourd’hui banale. De quoi entraîner (pour le pire) : des vies par procuration, du journalisme-chasse aux scoops (quitte à désinformer et à falsifier) et un partage tous azimuts de (mauvais) sentiments sur les réseaux sociaux. Dans Caught in the Web, les relations humaines passent avant tout à travers la caméra d’un smartphone, les commentaires d’internautes en réaction à un article à scandale et le défoulement haineux sur Weibo. Même l’amour s’épanouit derrière l’écran infranchissable d’un ordinateur. Au pays des « merveilles » à travers le « miroir ». Triste vision des relations humaines.
Avec Caught in the Web, Chen Kaige, réalisateur de la cinquième génération découvert dans les années 80, prouve qu’il a encore un grand talent et qu’il est capable d’allier la qualité au succès populaire.
Marc L’Helgoualc’h.
Caught in the Web de Chen Kaige. Chine. 2012. Inédit.